In memoriam: Mario Bunge
Mario Bunge (1919-2020), philosophe d’origine argentine, est décédé centenaire à Montréal le 24 février dernier. Il avait passé la plus grande partie de sa carrière à l’Université McGill, où il était professeur émérite.
On peut difficilement imaginer carrière plus prestigieuse. Dans un CV datant de 2014, après d’innombrables postes, honneurs et distinctions, on décline pas moins de 532 articles et 145 ouvrages signés Bunge. Son plus récent article, sauf erreur, serait paru en juillet 2019 dans la revue Trilogia — il était à quelques semaines d’avoir 100 ans. Il s’intitule : « Promesas y peligros de los avances tecnológicos ».
Il est vrai que Bunge reste relativement peu connu du grand public, notamment francophone. Mais des efforts ont été faits et sont faits pour diffuser sa pensée et méritent qu’on les souligne. Je pense notamment à ces entretiens avec le regretté Laurent-Michel Vacher (Entretiens avec Mario Bunge, Liber, 1993), et au remarquable travail que les Éditions Matériologiques font en France, en publiant ses ouvrages.
Le premier numéro de leur revue Metascience, qui sortira le mois prochain, lui est entièrement consacré. J’ai le plaisir d’y signer un texte avec l’astronome Jean-René Roy.
L’œuvre de Bunge est souvent exigeante et difficile et son effet, pour ces raisons, s’est sans doute fait surtout sentir chez des intellectuels et des universitaires.
Voici quelques témoignages de son influence.
Physique
Shaun Lovejoy raconte comment, en 1979, il est inscrit à McGill à un cours avancé de philosophie de la physique que Bunge donne à ce département. Douze étudiants en physique, comme lui, le suivent, ainsi qu’un étudiant en philosophie. Bunge y critique l’interprétation dominante de la physique quantique enseignée comme vérité incontestable. « Mes collègues physiciens étaient ébranlés de voir leurs certitudes ainsi attaquées, mais ils étaient incapables de donner la réplique. Résultat : après trois semaines, ils sont tous partis et, avec l’étudiant en philo, nous avons été les seuls à rester en classe pour ce cours passionnant. »
« À l’époque, j’étais déjà au début du travail de ma vie — une approche stochastique (fractale et ensuite multifractale) de la dynamique atmosphérique et climatique — et Bunge m’encouragea fortement à suivre cette voie pourtant radicalement opposée à l’approche standard. Bunge était, là encore, un pionnier ! »
M. Lovejoy est aujourd’hui professeur de physique à l’Université McGill.
Médecine
Bunge a écrit, encore une fois en pionnier, sur la philosophie de la médecine. Bernard Guay, médecin retraité, raconte.
« À temps partiel, j’étais consultant dans une équipe de recherche en neuroscience. Pour ma culture personnelle, j’ai lu des livres de John Eccles, Eric Kandel, Bernard Katz, etc. J’ai découvert par hasard le livre (de Bunge) The Mind-Body Problem. Ce fut une révélation. Enfin, quelqu’un répondait à mes questions. Ce fut le point de départ de la découverte de son œuvre. J’ai lu Medical Philosophy : Conceptual Issues in Medicine. Je me disais que j’aurais tellement aimé lire ce livre lorsque j’étais étudiant en médecine. »
Astronomie
Jean-René Roy m’écrit : « Depuis mon premier contact avec son œuvre il y a 40 ans, je n’ai cessé d’être inspiré par Mario Bunge. Étant moi-même un scientifique ancré sur le terrain, Bunge m’a aidé à mieux comprendre l’histoire des sciences, voire à mener mes programmes de recherche plus effectivement. J’ai eu à aborder les fondements logiques, épistémologiques, sociologiques et éthiques de la science lorsque j’ai préparé et donné le cours Science et société aux futurs maîtres en enseignement des sciences inscrits à l’Université Laval dans les années 1990 ; Bunge fut alors un incontournable maître à penser. En 2018, j’échangeai avec Bunge à propos de mon livre Les héritiers de Prométhée (2e édition), un ouvrage qu’il a aimé et, dans sa gentillesse, proposé à son éditeur espagnol. J’ai toujours retenu son avertissement : « Méfions-nous de toute description du processus scientifique, mais n’en négligeons aucune. » Bunge est un géant qui a compris et extraordinairement bien expliqué le caractère et la puissance fondamentale de la démarche scientifique. »
Contre l’irrationalisme universitaire
Bunge a combattu l’irrationalisme, notamment le postmodernisme et le relativisme qu’il promeut, et une certaine sociologie des sciences, proche de ces idées. Il aura eu contre tout cela des mots d’une grande dureté, s’insurgeant contre la place que ces idées prennent à l’université, où « les faussetés et les mensonges sont tolérés, mieux : […] où ils sont fabriqués et enseignés en quantités industrielles ». « On propose, disait-il, des cours portant sur toutes sortes d’absurdités et de superstitions. […] Au nom de l’honnêteté intellectuelle et de la responsabilité sociale qui est la nôtre, nous devons mettre fin à cette fraude. »
Et moi ? Quand, tout jeune, je suis allé le voir pour faire avec lui un doctorat en philosophie des sciences sociales, il m’a fortement suggéré de faire un doctorat en sciences sociales, peu importait laquelle, comme préalable à ce doctorat en philosophie. Ce que j’ai fait, en éducation, avant mon doctorat en philo.
Disons que ça a changé ma vie…
Respectueuses salutations, professeur Bunge.
Une lecture : Mario Bunge, Entre deux mondes. Mémoires d’un philosophe-scientifique, Éditions Matériologiques, Paris, 2016, 660 pages.