La bonne question

La question du jour paraît être celle que beaucoup redoutaient depuis le début de cette présidence : le gouvernement serait-il capable de faire face à une crise nationale de grande ampleur ? Si l’on se fie à la manière dont il a, par exemple, géré les conséquences de l’ouragan Maria à Porto Rico en 2017, les nouvelles ne sont pas bonnes pour les Américains… Ni pour leurs voisins. Car l’épidémie actuelle de COVID-19 révèle des problématiques complexes qui pourraient refaire surface dans d’autres contextes.

D’abord, le démantèlement des agences gouvernementales. Au printemps 2018, le président a dissous l’unité chargée de la santé globale au National Security Council, et son équivalent au Department of Homeland Security. Au même moment, le financement de l’agence des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) a été amputé radicalement, réduisant ses activités de détection de 80 % et sa présence à travers le monde à une dizaine de pays. C’est un peu comme mettre un foulard sur les yeux d’un coureur de vitesse dans un parcours à obstacles : la capacité des CDC d’évaluer, d’anticiper et de contenir les deux épidémies actuelles (l’éclosion de COVID-19 en Chine et la recrudescence des infections à l’ebola en RDC) est réduite à sa portion congrue. De même, l’administration a décidé de mettre fin ce mois-ci au financement du programme PREDICT (USAID) permettant de détecter, d’étudier et de freiner les virus transmis par les animaux. Finalement, le projet de budget 2021 de ce gouvernement prévoit de réduire le financement de l’OMS de moitié et celui de la PAHO (Pan American Health Organization) de 75 %. Le financement d’urgence débloqué jeudi par le Congrès et signé par le président ne peut pas pallier la destruction de structures essentielles.

Ensuite, les vulnérabilités du système d’assurance maladie. Dans un pays où le coût prohibitif des soins de santé définit les pratiques médicales des patients, la prévention est un enjeu complexe. Un sondage réalisé en 2018 par l’Université de Chicago et le West Health Institute montre que les Américains s’inquiètent plus de leur facture médicale que de la maladie elle-même : pour cette raison, 44 % des Américains renoncent à consulter lorsqu’ils sont blessés ou malades. Or, au plan national, seuls quelques laboratoires publics ont la capacité de procéder au dépistage du nouveau coronavirus. Mais les laboratoires commerciaux imputeront les coûts aux patients. Alors que 30 millions d’Américains n’ont pas d’assurance maladie, que 80 millions sont sous-assurés et ont des franchises élevées (parfois jusqu’à 5000 dollars), un rapport de la Réserve fédérale de mai 2019 établit que 40 % des Américains peuvent difficilement faire face à une dépense inattendue de 400 dollars. Quand des patients diffèrent déjà des soins cruciaux (comme des diabétiques rationnant leur insuline), on comprend qu’un syndrome grippal pourrait ne pas suffire à les conduire chez le médecin.

Enfin, la vulnérabilité des travailleurs, malgré la reprise économique. La structure du marché de l’emploi aux États-Unis et l’absence de filets sociaux complexifient le tableau. D’un côté, l’absentéisme est un luxe inaccessible pour ceux qui dépendent de chaque jour de paie ou qui craignent de perdre leur emploi s’ils ne se présentent pas au travail. De l’autre, selon le Bureau of Labor Statistics, un tiers des travailleurs n’a pas de jours de congé maladie, particulièrement dans le secteur privé, notamment pour les emplois à temps partiel, les moins bien payés, et dans les services (restauration, aide à la personne). Ainsi, l’Institute for Women’s Policy Research a montré que 4 travailleurs sur 10 infectés par le H1N1 se sont rendus au travail en 2009, menant à la contamination additionnelle de 7 millions de personnes. Pourtant, l’on connaît (comme le montre l’étude de Pichler, Wen et Ziebarth publiée en février 2020 sur Researchgate) le lien direct entre les congés (payés) de maladie et la baisse de la contagion de l’influenza. Ces fragilités économiques individuelles pourraient donc avoir un coût collectif élevé.

Or, alors qu’il trolle les démocrates d’État en État au gré des primaires, le président place sa réélection au coeur de ses priorités. Sans prise électorale, la crise liée à la maladie COVID-19 n’est pour lui qu’un canular. Ou un complot. Il contredit les scientifiques, doute des chiffres de l’OMS et ignore les mécanismes de développement d’un vaccin.

Mais voilà, dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont fragilisées, la santé ne tient parfois qu’à un fil. Ainsi, figure au nombre des dommages collatéraux de l’ouragan Maria sur Porto Rico (qui produit 10 % des médicaments utilisés aux États-Unis) une pénurie temporaire de solutions salines essentielles en néonatalogie. Mais dans le cas du coronavirus, cela dépasse l’actuelle disette de masques et de Purell : selon le département du Commerce, 80 % des antibiotiques utilisés aux États-Unis sont produits en Chine — il en va de même pour les analgésiques. Ainsi, si le fonctionnement de l’économie est durablement altéré, si l’approvisionnement en médicaments est substantiellement affecté, si le système de santé est submergé en raison d’un pic de contagion, ce qui était un enjeu sanitaire pourrait rapidement devenir une question de sécurité nationale.

En pleine année électorale, pourraient apparaître d’autres interrogations. Si, soudain, face à une crise non maîtrisée et au nom de la sécurité de tous, il devenait envisageable de différer la tenue du vote ? Si, en raison de l’interdiction de se rassembler (par crainte de contagion), il devenait difficile de s’y opposer ? En janvier prochain, on se dira peut-être que dans le marasme des primaires et du coronavirus, on avait oublié de se poser une question. Si l’élection n’avait pas lieu ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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