Crever la bulle

Vous croyez entrer dans une bulle, et le monde fait irruption de partout. J’arrive de la Berlinale, un univers poreux où s’invitaient plus que jamais les tragédies et les polémiques de l’heure. La soirée d’ouverture, aux longs discours politiques, s’était offert des accents funéraires après la fusillade visant la clientèle kurde dans deux bars à chicha de Hanau, près de Francfort. Et le spectre de la montée de l’extrême droite dans ce pays au passé nazi faisait trembler les voix des dignitaires. Berlin n’aura jamais fini d’en découdre avec la croix gammée, dont l’ombre se profile sur le présent de l’Europe en pleine confusion identitaire.

Quelques heures auparavant, le président du jury, l’acteur britannique Jeremy Irons, s’était fendu devant les médias d’un acte de contrition pour ses anciens propos misogynes, homophobes et antiavortement. Sa propension à mettre la main au popotin des femmes, dont il s’était vanté à Radio Times, n’est plus tolérée sous le vent du jour. La récente condamnation à New York du producteur américain Harvey Weinstein pour agressions sexuelles assure qu’une nouvelle ère est en marche. Le mouvement #MoiAussi a ouvert des esprits et lié des mains trop baladeuses. Les puissants et les vedettes peuvent se retrouver menottes aux poignets. Voyez l’intouchable Weinstein… Oui, le vieux monde s’est écroulé.

Il fallait entendre par ailleurs les journalistes italiens s’inquiéter de leur retour au pays. Pensez donc ! Et si leur ville allait être fermée le 1er mars, dernier jour du festival, comme lors des grandes pestes médiévales, pour cause de coronavirus en expansion ? Des menaces sanitaires planent dans l’air, des espoirs de libération féminine aussi, comme des peurs de voir s’effondrer les socles socioculturels sans recul pour sauver des héritages.

À la Berlinale, créée au cours de la guerre froide en 1951, la politique se sera invitée pour ses 70 ans en vieille habituée du bal, effaçant le nom de son fondateur, Alfred Bauer, soupçonné d’accointances nazies, d’un prix homonyme. Hillary Clinton, candidate démocrate battue par Trump en 2016, accompagnait la série télé qui porte son nom. L’Ukrainien Oleg Stensov livra le film Numbers sur le Goulag, codirigé de sa cellule de prisonnier politique en Russie. There Is No Evil de l’Iranien Mohammad Rasoulov fut projeté en l’absence du cinéaste, interdit de sortie.

Les œuvres parlaient de politique, de migration, de harcèlement, mais aussi des dérives de la révolution informatique, comme la comédie Effacer l’historique du duo français Kervern-Delépine sur fond de sextape. Ce film, lancé après la divulgation des images intimes volées de l’homme politique Benjamin Griveaux, qui ont eu raison de sa candidature à la mairie de Paris, tombait pile-poil.

Sommes-nous les marionnettes des outils numériques qui violent nos vies ? L’art a-t-il prévalence sur les mœurs de capitaine ? Les rendez-vous de films et les cérémonies de remises de prix possèdent-ils toujours leur pertinence ? se demandent des voix inquiètes.

Les César sens dessus dessous

 

Bien entendu, le nom de Roman Polanski résonnait dans les couloirs de la Berlinale. La cérémonie des César se déroule à Paris vendredi. Bien des membres du milieu français transitaient par le festival allemand en invoquant le besoin de modifier les tribunes de l’entre-soi. Les derniers Oscar ont battu des records d’impopularité. Idem pour le gala des César de 2019. Rien ne va plus.

De fait, le conseil d’administration de l’Académie des César a démissionné en bloc à la mi-février. L’opacité de sa gouvernance, son manque de diversité et la présence du controversé J’accuse de Polanski sur l’affaire Dreyfus à la tête des nominations faisaient rugir. On imagine mal le cinéaste du Pianiste, accusé de six viols, respirant dans la même salle Pleyel qu’Adèle Haenel. L’actrice, citée pour son rôle dans Portrait de la jeune fille en feu, qui a lancé le bal du #MoiAussi français en accusant le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlement sexuel, bouillonne de rage : « Récompenser Polanski, c’est cracher au visage des victimes », a-t-elle lancé au New York Times.

J’accuse repartira sans doute sans grands trophées, malgré son indéniable valeur. Les misérables de Ladj Ly et Portrait de la jeune fille en feu de Sciamma, moins classiques, ont le vent dans les voiles. Mais la belliqueuse animatrice Florence Foresti attaquera de front le petit monde du cinéma pétri de contradictions. N’en doutons point.

Aujourd’hui, les bulles ont éclaté sur les tapis rouges, percées par des questionnements infinis sur la suite du monde. Il n’y a plus de stars, juste des personnalités au cœur du séisme, qui cherchent à protéger leurs acquis ou à réinventer le monde. C’est selon.

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