Les Français d'«icitte»

Ils ont galéré, les cousins, pour arriver jusqu’icitte, gagné leur numéro à la loterie du PéVéTiste (permis vacances travail) ou comme étudiants étrangers. Pour plusieurs, ce fut le « Courage, fuyons ! » d’une France qui a le moral plombé et ne les fait plus rêver. « Du coup », on les remarque partout depuis quelques années ; j’en ai même trouvé un sous mon lit. En général, ils se déplacent en meutes audibles. Si on ne fait pas gaffe, ils vont bientôt déclarer le Plateau département d’outre-mer. Les DOM-TOM PQ !
Le Québec est un « bon plan » depuis au moins dix ans pour les jeunes Français. « Y’a grave du boulot » si on réussit le test… de français ! Entre 2014 et 2018, 75 % des arrivants de l’Hexagone avaient moins de 35 ans et ils nous « ambiancent » le paysage sonore avec leurs expressions à la « roupie de sansonnet ». Sans compter qu’ils s’imaginent que la poutine est un délice gastronomique dont se délectaient nos ancêtres bûcherons chez Poutineville. Déjà, il faut leur expliquer que Jeanne Mance n’a pas apporté la recette de frites dans ses bagages et que la sauce barbecue n’est pas une spécialité mohawk.
De toute façon, qui veut arguer avec un Français accro à son mythe canadien ? Personne. Ils veulent y croire. Ça leur coûte cher, d’ailleurs, lorsqu’ils se font trop intrépides…
Pour critiquer les gens, il faut les connaître. Et pour les connaître, il faut les aimer.
On estime le « troupeau » à 150 000 têtes au Québec, et ils ont d’ailleurs perdu le qualificatif de « maudit » qui les précédait comme un museau un peu intrusif et hautain. Pour bien des raisons, on ne les maudit plus autant quand ils font l’effort minimal d’adopter notre pain (non, Poilâne, connais pas), notre fromage (goûtez-moi ce Grey Owl) et nos vins (trop chers). Sûrement parce que le climat social s’est détérioré chez eux, ils veulent à tout prix être aimés ailleurs, même au frette. Ça les rend tout de suite plus sympas. Comme m’a si bien résumé mon copain Romain, 31 ans, et intégré icitte depuis huit ans : « C’est plus important de savoir où tu vas avant de dire d’où tu viens. » Sage devise qui t’ouvre bien des portes de congélateur.
Pas une succursale
Ils ont vite compris que le Québec n’est pas une succursale de Saint-Malo ni l’antichambre de New York. Oui, nous sommes les Français d’Amérique, mais les subtilités culturelles finissent par les rappeler à l’ordre. Notre bienveillance, d’abord ; cette qualité revient constamment dans le regard qu’ils posent sur cette terre d’accueil peuplée de colons généreux et serviables.
Les soeurs Irène et Marielle Lumineau ont publié un livre sur les Français au Québec l’année dernière. Intitulé Icitte, ce guide de survie destiné aux déboussolés s’avère à la fois amusant et instructif. Même les Québécois y trouvent leur compte. On aime tous se faire parler de soi.
Marielle, l’aînée, est arrivée en éclaireuse il y a 16 ans et s’est installée à Lévis pour y fonder une famille et devenir coach d’entrepreneurs. Irène, la cadette, 33 ans, a suivi quatre années plus tard pour faire ses études en design graphique. Elle a même marié un gars… d’icitte !

Leur livre passe en revue tous les clichés, travers et lieux communs de la québécitude appliquée. Oui, on n’est pas si écolos, on conduit des VUS, on surchauffe nos immenses baraques, on surconsomme (nous sommes plus endettés que la moyenne des Français) et on fume plus de pot (mais moitié moins de clopes).
Par contre, l’accessibilité des gens et l’absence apparente de hiérarchie les frappent encore après autant d’années : « Ici, c’est la terre des possibles, constate Marielle. Je retournerais peut-être vivre en France, mais jamais pour y travailler ! » Sa soeur Irène renchérit : « Vouvoyer mon boss ? ! Jamais ! »
Elles sont bien conscientes qu’elles n’auraient jamais pu réaliser ce livre dans leur Poitou natal : trop d’embûches, pas d’expérience préalable, vous repasserez mes bonnes dames.
Dans le désir de se transplanter icitte, l’aspect sécuritaire semble également être un facteur déterminant : moins de vols, plus de poussettes laissées sans surveillance dans les parcs, moins de vandalisme, moins de harcèlement de rue pour les femmes. On apprécie la quiétude. Le concept de ville à taille humaine — car 70 % élisent domicile à Montréal — semble séduire la plupart d’entre eux.
L’hiver, c’est beau chez vous
Certains Français, comme Delphine Béné et Julien Cardon, ont choisi Montréal il y a six ans, précisément pour la neige. Ces deux skieurs dans la quarantaine ont eu leur fils icitte et ne jurent que par les chiens de traîneau, le patin dans le Domaine de la forêt perdue, le ski à Tremblant ou à Bromont (ils ont même acheté un chalet là), les glissades sur tube et la tire sur neige.
Immigrer, c’est aussi ça : assumer aujourd’hui le choix qu’on a fait il y a des années
Le couple anime une émission de radio qui s’adresse aux expats, tous les vendredis depuis trois ans, sur les ondes de CIBL : RMF (Radio Montréal France). Ils reçoivent tous les artistes français de passage, Bon Entendeur (l’Olympia y était rempli de jeunes Français il y a deux semaines pour reprendre de vieux succès de France Gall ou d’Isabelle Pierre, pimpés électro), Polo & Pan ou Cabrel. Les chroniques qui suscitent le plus d’intérêt touchent le monde des affaires, l’histoire du Québec (à travers les noms de rue) et les sorties culturelles.
Delphine a voyagé partout dans le monde avant de choisir le Québec : « C’est tellement difficile de venir vivre ici, sur le plan administratif. Il faut une motivation extrême. »
Bon, parfois, on les entend se plaindre du manque de vacances (par contre, on termine à des heures civilisées le soir), du consensus mou, au point de nous faire passer pour des hypocrites. « Dans ma belle-famille, le slogan, c’est “Y’a pas de troub !” ; c’est le monde des bisounours », remarque Irène Lumineau.
Il est vrai qu’en général, nous ne sommes pas chicaniers (les notables exceptions sont bien payées pour le faire) et ne déchirons pas notre chemise pour obtenir le dernier mot. Parce que l’hiver, ça peut être long, seul sur sa banquise. Et se geler les couilles, c’est aussi froid que se geler les gosses.

Adoré le livre des soeurs Lumineau, Icitte. Les Français au Québec. Le ton est joyeux et les conseils, judicieux (10 astuces pour survivre à l’hostie de crisse d’hiver à marde et l’aimer, l’amour, le féminisme, étudier, être parent, les sacres, des recettes d’icitte, l’amitié, et j’en passe). À mettre entre toutes les mains d’arrivants qui s’imaginent qu’ils n’éprouveront pas de choc culturel parce qu’ils connaissent Céline Dion.
Écouté l’émission RMF (Radio Montréal France) du vendredi (entre 13 h et 16 h à CIBL, 101,5 FM) en compagnie de Delphine et Julien. Les balados culturels (« branchouille »), voyages, adresses trendy peuvent intéresser même les locaux. Un regard français sur notre ville. Ça parle franglais (glam, gloss, en live, fun), mais on a adopté le mot frette. Tout le monde devrait s’y retrouver. (Du coup), on se croirait à Paris, mais rue Sainte-Catherine angle St-Lo (les studios de CIBL). Très dépaysant.
Feuilleté Le secret est dans la sauce, de Denis Payette : 80 recettes de sauces à spag des quatre coins du Québec. Je ne sais pas encore à quel Français l’offrir, mais à mon avis, la sauce à spag est bien plus représentative du Québec des régions et de la cuisine familiale que la poutine. Assez viandeux comme livre, mais, à vue de nez, les Français sont encore très saucissons. Un livre de saison.
JOBLOG

L’amour tout simplement
Le film Ordinary Love m’a interpellée. Un diagnostic de cancer du sein vient bousculer l’amour tranquille du couple convaincant formé par le duo Liam Neeson et Lesley Manville. On ne peut imaginer ce que vivent des milliers de personnes, chaque jour, derrière les portes closes des hôpitaux.
Et on ne peut savoir non plus ce que c’est que de vivre les traitements et la pression de l’entourage. Le film de Lisa Barros D’Sa et Glenn Leyburn ne fait pas dans le pathos. Il braque la caméra sur la solitude de deux individus qui forment un couple mûr et uni.
Sept fois plus de femmes que d’hommes (21 %, contre 3 %) se retrouvent abandonnées après un diagnostic de cancer. Et des années après, l’épreuve peut encore se faire sentir au quotidien. En salle dès aujourd’hui, vendredi.
J’en profite pour mentionner les propos récents de l’oncologue américaine Azra Raza à CBC (et @AzraRazaMD sur Twitter). Cette spécialiste ose dénoncer les traitements qu’elle « doit » offrir à ses patients, entre autres parce que feu son mari (oncologue et directeur du Rush Cancer Institute) les a subis sans succès.
La Dre Raza vient de publier The First Cell : and the Human Costs of Pursuing Cancer to the Last. Elle explique très clairement pourquoi, malgré tout l’argent investi, notre façon d’aborder cette maladie (cut, poison, burn) est « embarrassante » et ne change pas. Elle préconise notamment le dépistage précoce et la prévention.