La raison du bison

Avant qu’en 1905 l’Alberta et la Saskatchewan ne soient officiellement baptisées, on avait songé à nommer « Buffalo » cette portion du territoire nord-américain. Non sans raison puisque les bisons se comptèrent par millions dans cette région.

On estime, pour le XVIIIe siècle, que le troupeau comptait jusqu’à 60 millions de bêtes. Il est vraisemblable qu’au début du XIXe siècle, avant le massacre qui s’est organisé après la guerre de Sécession, on pouvait en dénombrer encore au minimum 15 millions.

Dans la décennie 1870, le bison fait l’objet d’un intense marché où des entrepreneurs, qui prennent la forme d’équipes de chasseurs et de débiteurs, espèrent faire fortune en lui arrachant la peau le plus vite possible. Au milieu des plaines, ces hommes cherchent le bison comme d’autres, en quête d’or, creusent le sol.

En moins de dix ans de chasses intensives et de pressions exercées sur le milieu, il n’en restera pratiquement plus. Des milliers d’aventuriers se lancèrent sur la piste des bisons, d’abord pour en négocier la peau, puis bientôt la viande et les os.

De la poussière de leurs os broyés, on fabrique des engrais pour l’agriculture industrielle, de l’encre pour les journaux, des colles et des enduits, mais aussi des finis de porcelaines fines. Dans la bonne société, on boit son thé, l’auriculaire en l’air, dans des tasses Bone China marquées au sceau de quelques fabriques d’Angleterre. Des lèvres pincées touchent ainsi au chaud liquide infusé en les posant d’abord sur les résidus de la mort froide d’un monde volontiers oublié.

La tuerie du bison prend l’allure d’une moisson : tout est fauché. Les compagnies ferroviaires soutiennent l’exercice qui consiste à abattre des bêtes à mesure que le convoi progresse, pour le seul plaisir d’en dégager le paysage au profit de la puissance des chevaux-vapeur, ceux des trains ouvrant bientôt la voie à ceux des automobiles. William F. Cody, dit Buffalo Bill, le tueur de bisons mythomane, anticipe en quelque sorte le grand cirque dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Frank Mayer, un de ces chasseurs industriels de bisons, racontera après coup que la disparition de cet animal n’était rien de moins qu’« une nécessité historique ». Le bison, expliquait-il, avait tout donné à l’homme d’Amérique : la nourriture, les vêtements, un toit de peaux, des traditions, même une religion. Il s’empressait d’ajouter que cet animal n’était cependant pas adapté aux visées de la civilisation blanche en marche, parce qu’« on ne pouvait ni le contrôler ni le domestiquer. On ne pouvait pas le garder dans un enclos derrière des barbelés ». Il était coupable de sa liberté, qui le rendait mésadapté pour cette nouvelle société.


 

Le bison était trop indépendant. C’est ce que remarquait aussi un officier de l’armée qui s’adressait à Mayer. Conséquemment, disait-il, « il devait disparaître. » Le maître mot du système qui se mettait en place à grande vitesse était en effet « la dépendance ». Tout ce qui vibrait de liberté sur ce vaste territoire devait désormais dépendre d’un même régime de soumission. En tuant le bison, on soumettait aussi les Autochtones des plaines à un tel système. « Si on tue le bison, disait l’officier de l’armée à Mayer, on conquiert l’Indien. » Ce qui lui paraissait plus humain que de tuer « les Indiens », mais qui revenait au fond au même.

Alors, les autorités, dans bien des cas, fournissaient gratuitement pour qui en faisait la demande les munitions nécessaires à l’abattage en masse du boviné, au prétexte de faire rouler l’économie, mais aussi pour que ces tueurs en série, les ouvriers de ce système, ne se retrouvent pas à arpenter le pays amérindien sans être armés jusqu’aux dents.

L’oeuvre des tireurs accomplie, des équipes de dépeceurs, parmi lesquels on trouve des Canadiens français, veillaient à préparer les dépouilles pour leur transport à bord de trains. Les carcasses, les peaux, des quartiers entiers et des os, tout cela partait en direction de l’est, à destination de marchés parfois aussi éloignés que l’Europe.

À la fin du XIXe siècle, la population de bisons n’existe pour ainsi dire plus en Amérique du Nord. Dans le Dominion du Canada, on ne compte plus que quelques centaines de survivants, qu’on placera dans des réserves, comme les Autochtones.

Chuck Jones, dit Buffalo Jones, préservera juste à temps la vie de suffisamment de bisons pour qu’on puisse encore en voir vivants. C’est d’un élevage placé sous sa responsabilité qu’ont pu être sauvés la plupart des bisons que nous connaissons aujourd’hui.

Après tout, il en va peut-être de l’histoire du bison en Amérique comme de celle du caribou, lui aussi victime de marchands de fausse liberté toujours prêts à faire boucherie du monde. En 2016, on ne recensait plus qu’une vingtaine de caribous forestiers dans les environs de Val-d’Or. En annonçant qu’il va maintenant agir, c’est-à-dire pour le moins bien tardivement, le ministre des Forêts et de la Faune indique que le troupeau ne compte plus qu’environ 7 individus.

Plus à l’est, dans Charlevoix, l’autre troupeau de caribous forestiers n’est plus composé, pour sa part, que d’une trentaine d’individus. Dans ce cas, on est encore en train de procéder à des évaluations, comme si cette triste situation promettait d’être amendée par un miracle, alors que cette population de caribous est parmi les plus étudiées déjà par les biologistes. Que faut-il attendre, sinon de voir les autorités se décider à prendre acte d’une réalité qui mérite d’être corrigée ? Y a-t-il rien de plus urgent à sauver que le pays dans lequel on vit ?

Mais c’est sans compter qu’il en va au fond du caribou comme de nous : la liberté pose toujours problème à ce système qui se nourrit de la carcasse de la vie.

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