L’indignation sélective
En France, le délit de blasphème a été aboli en 1791. La disparition de ce « péché de bouche », comme on disait à l’époque, sera coulée dans le ciment de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Depuis, du point de vue du droit, la religion est en France une idée comme les autres que chacun est libre de critiquer et même de dénigrer. Exactement comme on a le droit de dire que le communisme est une horreur ou l’astrologie, une superstition.
Ce rappel n’est pas inutile alors que, depuis deux semaines, une jeune fille de 16 ans des environs de Lyon est traînée dans la boue et menacée de mort et de viol pour avoir insulté l’islam. Dénigrée sur le Net à cause de son homosexualité, Mila a répondu à ses détracteurs : « Je déteste la religion, le Coran, il n’y a que de la haine là-dedans. […] Votre religion, c’est de la merde. » Je vous épargne la suite.
On peut juger ces propos orduriers, et ils le sont. Néanmoins, le droit et la jurisprudence confirment qu’ils n’ont rien d’illégal. Contrairement à l’Autriche où l’article 188 du Code pénal condamne toute « humiliation du dogme religieux », en France, on est libre de diffamer tous les dieux et toutes les croyances à condition de ne pas s’attaquer aux croyants. L’humoriste Frédéric Fromet en a d’ailleurs fait la preuve récemment en chantant sur les ondes de France Inter « Jésus est pédé ». À quelques exceptions près, sa prestation — jugée par ailleurs assez peu courageuse — n’a suscité que des haussements d’épaules. Pourtant, si Fromet est toujours au poste, Mila, elle, ne peut plus fréquenter son lycée et doit vivre sous protection policière.
Le plus étonnant, toutefois, dans cette affaire, c’est le silence assourdissant qu’elle a suscité à gauche ainsi que dans les milieux néoféministes, de défense des droits de l’homme et LGBT. Une jeune fille est menacée de mort et de viol à cause de son orientation sexuelle et de sa critique de l’islam, or les organisations qui ont théoriquement pour tâche de la défendre sont muettes comme des carpes. Même les artistes dits progressistes, pourtant si prompts à dénoncer la « culture du viol », regardent leurs souliers.
La peur qui les étreint semble telle que même la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a soudain confondu le Code pénal de la France avec celui du Pakistan. Elle a en effet déclaré que « l’insulte à la religion » était « une atteinte à la liberté de conscience ». De là à interdire Voltaire, il n’y avait plus qu’un pas ! Heureusement, le lendemain, la ministre s’excusa. Se rappelant peut-être que, le 15 janvier, Emmanuel Macron avait lui-même déclaré qu’« en France, la liberté de blasphème est protégée ».
Force est donc de constater que toute une partie de la gauche, pourtant rarement en mal d’indignation, refuse de répondre présent dès lors que le coupable ne correspond pas à l’idée qu’elle s’en fait. « Ce qui s’est passé ces derniers jours est inédit et plante les jalons inquiétants d’un “deux poids deux mesures” », écrivait la féministe Élisabeth Badinter dans une tribune collective publiée par L’Express.
Ce cas n’est pas unique. Le même silence gêné avait entouré le mois dernier les révélations concernant le passé criminel du réalisateur du film Les misérables, Ladj Ly. L’affaire est d’autant plus gênante que, si son film est en nomination pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, qui sera décerné dimanche, c’est de toute évidence parce qu’on en a écarté le superbe J’accuse de Roman Polanski à cause du passé judiciaire de son réalisateur.
Un choix essentiellement politique. Dans son film plutôt racoleur, Ladj Ly peint Montfermeil sous les traits d’une lointaine banlieue de Los Angeles. Dénonçant les violences policières, il en profite pour faire la promotion d’un communautarisme islamique symbolisé par un ancien dealer devenu imam, un des rares personnages positifs du film. Passons sur la représentation à la limite du racisme des forains, en l’occurrence des Roms qui sont personnifiés en véritables barbares. La référence à Victor Hugo fait aussi sursauter. Jean Valjean ne volait-il pas du pain pour se nourrir ? Les jeunes que met en scène Ladj Ly ont des téléphones dernier cri, jouent avec des drones qui coûtent des centaines de dollars et sont éduqués, soignés et logés par l’État. Ce dont aurait rêvé Victor Hugo !
Or, Polanski n’est pas le seul à avoir un passé judiciaire. En 2009, Ly a été condamné pour « arrestation, enlèvement et séquestration » du petit ami de la sœur d’un de ses copains. L’amant sera kidnappé, enfermé dans le coffre d’une voiture, traîné dans une forêt, frappé et menacé d’être brûlé avec un bidon d’essence. Le geste, jugé d’une « particulière gravité », a valu à Ly deux ans de prison ferme. Or, ce crime sexiste semble avoir échappé à la plupart des organisations féministes. Il concerne pourtant des milliers de jeunes musulmanes dont les « grands frères » s’arrogent le droit de régir la vie amoureuse.
C’est ainsi que cette indignation sélective prend les œuvres artistiques en otages en fonction de la moralité et de l’origine de leur auteur. Certaines « identités » demeurant intouchables. Pendant ce temps, les vrais otages, comme Mila, sont laissés à eux-mêmes. Comme si on avait renversé la phrase de Clemenceau au sujet du blasphème : « Dieu se défendra bien Lui-même. »