Au-delà de la bauxite, il y a aussi les gens

Binta (nom fictif) est arrivée à Montréal en janvier 2017, à l’âge de 24 ans. « Je suis venue à la recherche d’une vie normale, me confie-t-elle. Là où je vivais, c’était l’enfer. » Là-bas, c’est à Conakry, en Guinée. Issue d’une famille humble qui ne peut plus l’héberger, Binta est accueillie par des connaissances. Le chômage affectant gravement les jeunes du pays, elle est incapable de trouver du travail dans la capitale malgré sa formation en administration. Rapidement, elle est réduite à la servitude domestique et à la maltraitance quotidienne dans son foyer d’accueil. Au fil du temps, un voisin réussit à gagner la confiance de la jeune femme. Il lui offre de l’aider à poursuivre ses études, au Canada, avec son soutien financier.

C’était trop beau pour être vrai. Une fois à Montréal, Binta constate que les droits de scolarité n’ont pas été acquittés. Elle contacte son parraineur. Il lui demande de se prostituer pour lui rembourser les frais du voyage. Il connaît plusieurs Guinéens à Montréal. Elle croit que, par leur entremise, il peut la forcer à obéir.

Seule dans un pays où elle ne connaît pas ses droits, Binta cherche à fuir de nouveau. Elle atterrit à Calgary avec ce qui lui reste d’argent de poche. L’Agence des services frontaliers (ASF) finit par retrouver sa trace. Celle qui était venue avec un visa étudiant est alors détenue.

« Ça s’appelle un centre de détention, mais en vérité, c’est une prison, raconte Binta. C’était dans un sous-sol. Il y avait ce long couloir, que je vois encore chaque fois que je ferme les yeux. Depuis mon séjour là-bas, je fais constamment des cauchemars. J’ai l’impression d’être encore enfermée dès que je suis seule. J’étouffe. »

Binta raconte que régulièrement elle est amenée dans une petite pièce par les agents de l’ASF, qui lui posent mille et une questions. Elle répond du mieux qu’elle le peut, par l’entremise d’un interprète. Après huit jours, elle est libérée. C’est alors qu’elle réalise que tout ce qui a été dit lors des interrogatoires, alors qu’elle était seule et terrorisée, a été ajouté à son dossier. Quelques jours après sa libération, on lui donne accès à un avocat.

On a l’habitude d’entendre parler des conditions de détention inhumaines pour les demandeurs d’asile et les personnes sans statut aux États-Unis. Pourtant, les témoignages faisant état de manquements flagrants aux droits de la personne et d’abus de pouvoir de la part des autorités canadiennes ne sont pas rares. Veut-on les entendre ? Mohamed Barry, du Comité guinéen uni pour le statut, semble découragé au téléphone. En plus des méthodes de l’ASF, il dénonce la négligence de certains avocats de l’aide juridique. « Lorsque les dossiers sont bâclés, ce ne sont pas eux qui risquent l’expulsion, mais des vies sont brisées. »

En décembre dernier, le groupe de Mohamed a demandé un moratoire sur les expulsions vers la Guinée, en reconnaissance de la dangerosité de la situation politique locale. C’est que le président de la République, Alpha Condé, cherche à amender la Constitution pour obtenir un troisième mandat. Une opposition s’est organisée, et les manifestations s’intensifient un peu partout au pays, particulièrement depuis l’automne. La répression policière est sans mesure. Il y aurait au moins une trentaine de morts depuis trois mois — y compris des enfants. On rapporte aussi la recrudescence des viols. On ne compte pas les blessés.

Mardi, le président Condé a dû reporter les élections législatives, annoncées maintenant pour le 1er mars. La présidentielle, quant à elle, se fait attendre depuis maintenant plus d’un an. Bien des observateurs et organismes de défense des droits sont inquiets. Mohamed croit que la situation peut dégénérer carrément en guerre civile, puisque l’un des groupes ethniques du pays, les Peuls, est particulièrement actif dans le mouvement d’opposition et ciblé par les forces d’État. En septembre 2009, les forces armées ont ouvert le feu lors d’une grande manifestation : 100 femmes ont été violées, 150 personnes ont été tuées et 1500 autres encore ont été blessées. Rien n’indique qu’un tel massacre ne pourrait pas se reproduire.

Pourtant, il est complexe pour les demandeurs d’asile de se faire entendre à Ottawa. Il faut savoir que le tiers des réserves mondiales de bauxite — un minerai essentiel à la production de l’aluminium — sont en Guinée. Le régime de Condé répond aux intérêts des puissances dont les raffineries dépendent de ces exportations, notamment la Chine, la Russie et le Canada. Le Québec tire lui-même profit de ce sous-sol par les activités de Rio Tinto, qui importe les ressources de là-bas pour alimenter les alumineries d’ici. L’an dernier, on a bien vu ce que le premier ministre Justin Trudeau était prêt à faire pour protéger SNC-Lavalin (d’ailleurs aussi actif en Guinée). Quel régime serait-on prêt à appuyer, de quels crimes d’État peut-on détourner le regard si l’on croit que c’est dans l’intérêt de nos alumineries ?

Après un parcours difficile dans l’Ouest, Binta est revenue à Montréal, où elle a obtenu un emploi grâce à son permis de travail temporaire. En juin dernier, sa demande d’asile a été officiellement rejetée. Ce n’est pas une surprise, étant donné la façon dont les informations ont été collectées. « Je sais que, si je retourne en Guinée, l’homme qui voulait me forcer à me prostituer ici me retrouvera là-bas. Il considérera que je lui dois de l’argent. Avec intérêt. Je sais comment ça fonctionne dans mon pays. Je ne pourrai pas lui échapper », s’inquiète-t-elle. La jeune femme, qui est Peule, craint aussi le climat politique explosif. Toujours au Canada, désormais sans statut, elle s’entoure de proches qui l’aident à préparer une nouvelle demande.

Il faudra bien, plus tôt que tard, qu’on s’intéresse aux personnes de la Guinée autant qu’à ses roches.

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