L’«affaire»
En tournée pour mon livre à Londres avant Noël, je me suis retrouvé dans une salle de cinéma clandestine, assis devant un genre de néo-samizdat projeté sur un écran : J’accuse, le nouveau film de Roman Polanski au sujet de l’affaire Dreyfus. Si je fais une comparaison exagérée avec la littérature éditée en secret dans le bloc communiste durant les années 1970 et 1980, c’est pour de vraies raisons émotionnelles, qui ne sont pas du tout exagérées. En 1983, j’ai voyagé à Prague pour rencontrer des écrivains dissidents, tous ayant connu l’incarcération et l’intimidation politique. Pendant trois jours, je fus suivi dans la rue et écouté un peu partout par la police. Jusqu’à mon embarquement dans l’avion en direction de Zurich je craignais une arrestation, surtout parce que ma future épouse portait sous son gilet des feuilles en copies carbone interdites par le régime.
Comment se fait-il que j’aie subi une frousse similaire en 2019 en plein Occident libre — pourquoi être obligé de cacher l’endroit où j’ai goûté au fruit défendu ainsi que l’identité de mes hôtes ? Or J’accuse est à présent intouchable dans le monde anglo-saxon. Ayant avoué le viol d’une Américaine de 13 ans en 1977 — plus récemment il a été accusé de viol par une photographe française en 1975, ce qu’il dément —, Polanski, juif polono-français, a été « annulé » selon le vocabulaire de Twitter et de #MeToo. Malgré le grand succès commercial et critique du film en France (12 nominations aux César), aucun distributeur aux États-Unis, au Royaume-Uni ou au Canada n’ose encourager sa sortie, qui provoquerait des manifestations, une tempête Twitter ou pire. Pour autant que je sache, aucun propriétaire de cinéma ou directeur de cinémathèque non lucrative ne voudrait risquer sa réputation ou son argent en faisant une projection publique en dehors des réseaux établis.
Regardant J’accuse dans ma cachette anglaise, j’ai tout de suite été saisi par la différence fondamentale entre le septième art et la littérature. Je connais bien le calvaire du capitaine Alfred Dreyfus, en grande partie grâce au formidable roman de Robert Harris sur lequel J’accuse est basé. Dès le début du film — scène extraordinaire où Dreyfus est dépouillé de ses épaulettes, grades et boutons, et son sabre cassé en deux devant une foule méprisante dans la cour de l’École militaire —, on comprend à quel point un réalisateur de talent comme Polanski possède, à l’aide de sa caméra et de ses acteurs, une capacité qui dépasse la nôtre, nous, les gribouilleurs.
La frauduleuse condamnation de Dreyfus pour espionnage, l’antisémitisme pernicieux du gouvernement et des militaires français qui en ont fait un martyr, la contre-attaque courageuse d’Émile Zola et de Georges Clemenceau, tout cela est bien raconté. Toutefois, la grande force du film repose sur l’enquête du lieutenant-colonel Georges Picquart (joué brillamment par Jean Dujardin), qui, malgré son propre antisémitisme, risque le tout pour le tout dans le but de blanchir Dreyfus et de dévoiler le nom du véritable espion. Nous avons affaire ici à un ouvrage sérieux, et non pas à un film simpliste de Hollywood avec un happy ending — personne ne sortira du cinéma avec un sentiment de rédemption. Mais c’est là, alors que je regardais le film cloué à mon fauteuil, que l’ironie de la situation actuelle m’est brusquement apparue.
Le Dreyfus historique, en tant que bouc émissaire juif, fut littéralement effacé, envoyé à l’île du Diable non seulement pour être torturé, mais aussi pour être rayé de la conscience nationale de la France. Éloigné de sa famille et de son avocat, Dreyfus servit également de diversion à la corruption au sein de l’état-major. Voilà qu’aujourd’hui la version cinéma de Dreyfus est effacée dans des pays qui ont grand besoin de réapprendre les maléfiques conséquences de la bigoterie, de la pensée unique et de la censure. Voilà de nouveau la diversion d’un débat essentiel qui devrait se produire au sujet de la corruption intellectuelle du politiquement correct et de ses conséquences suffocantes. L’interdiction de facto — quels autres mots peut-on utiliser ? — de J’accuse au Canada, toujours sous l’égide d’une reine Élisabeth souveraine, fait de ce pays prétendument tolérant et libéral le complice des froussards de l’industrie anglo-américaine du cinéma, contrairement aux « dreyfusards » en France, qui ont résisté à la colère féministe.
Je sais ce que diront les partisans de #MeToo : « C’est la punition du criminel Polanski qu’on réclame, et cela n’a rien à voir avec Dreyfus ; nous parlons au nom des millions de femmes victimes qui n’ont jamais eu de Zola pour les défendre ; lors d’une révolution, la guillotine ne peut pas toujours faire la différence entre très coupable et peu innocent. » Bien sûr, je condamne Polanski pour ses actes, et aussi pour avoir lâchement fui la justice américaine. Mais où est le délai de prescription ? Pourquoi ne pas boycotter les pièces et les écrits d’Oscar Wilde, lui qui a agressé sexuellement des garçons mineurs. Harper’s Magazine a publié deux essais écrits par un meurtrier, un durant sa peine de prison et l’autre après : personne n’a dit mot concernant le crime de l’auteur. Est-ce maintenant la foule qui décide de ce que nous allons lire et voir ?
Mes chers lecteurs québécois, vous qui vous croyez citoyens d’une nation insoumise aux diktats et aux idées reçues du monde anglo-saxon, ce n’est pas digne de permettre une telle fermeture d’esprit, un tel barrage contre des images et des paroles venant de quelqu’un mal vu par « les gens bien ». N’y a-t-il pas un seul cinéaste parmi vous qui monterait au créneau pour défendre la liberté de l’art et le droit de regarder un film ?
John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.