L’indécente saga de Carlos Ghosn

La saga rocambolesque de Carlos Ghosn, cet ex-haut dirigeant de Renault-Nissan qui s’est enfui du Japon au mépris d’ordonnances judiciaires lui enjoignant d’y demeurer, en dit long sur l’état d’esprit qui prévaut en certains milieux. La fuite de celui qui fait face à de graves accusations pénales a suscité un certain amusement. Aussitôt débarqué au Liban à l’issue d’une évasion à la James Bond, il clamait qu’il avait « fui une injustice ». Devant la presse internationale, il daignait consentir à coopérer « pleinement avec la justice libanaise, avec laquelle je suis plus à l’aise que je ne l’étais avec la justice japonaise ».

Justice optionnelle

 

La justice des pays démocratiques est optionnelle pour ces dirigeants convaincus de leur intrinsèque supériorité ! Le commun des mortels qui invoquerait qu’il n’est pas « à l’aise » avec la justice du pays où il se trouve et s’aviserait de violer les ordonnances d’un tribunal serait traité comme un criminel de droit commun. Il serait dénoncé haut et fort et considéré comme un fugitif. On trouverait aberrant qu’il revendique d’être jugé par un système judiciaire à son goût. Pour le commun des mortels, l’injustice se corrige par le processus judiciaire du pays dans lequel on est accusé. On présente une preuve et argumente sur les faits en fonction des règles de droit en vigueur dans le pays. Mais ce processus semble être optionnel pour ceux qui naviguent dans les hautes sphères de l’élite financière.

Dans un entretien publié dans le journal suisse Le Temps, le sociologue Pierre Lascoumes, chercheur au Centre national de la recherche scientifique de France, avance qu’il s’agit là d’un autre de ces cas où un dirigeant autoritaire invoque sa réussite pour exiger des avantages qui ne sauraient être consentis aux simples citoyens. Lascoumes constate que, souvent, ces comportements déviants sont encouragés par la passivité des entourages professionnels. Il explique que « les subalternes sont tétanisés par la peur, et [que] les contre-pouvoirs de ces grandes entreprises ne fonctionnent pas : les conseils d’administration, les comités de rémunération et les contrôles comptables ferment les yeux ; les assemblées d’actionnaires sont leurrées». Il ajoute que « la carence de ces garde-fous extérieurs renforce l’auto-aveuglement ».

Carlos Ghosn, qui fut le chef d’entreprise le mieux payé du Japon, bénéficiait d’une libération sous caution depuis avril 2019, au terme de 130 jours d’incarcération. Assigné à domicile, il avait l’interdiction de quitter le Japon jusqu’à la tenue de son procès. Voilà des conditions usuelles que l’on trouve dans la plupart des pays démocratiques. Il n’est jamais amusant pour quiconque d’être accusé et de composer avec les délais judiciaires. Le respect de l’État de droit impose toutefois de respecter ces conditions, quitte à s’engager pour promouvoir la modernisation des processus judiciaires.

Mais pour ces dirigeants habitués à avoir toujours raison, ces considérations ne pèsent pas lourd ! En décembre 2019, Ghosn embarque dans un avion privé, caché dans un caisson pour instrument de musique et fuit au Liban. « Quand il y a un déni de justice, c’est un déni de justice » déclare-t-il une fois arrivé à destination. Pour le commun des mortels, déterminer qu’il y a un déni de justice relève des tribunaux. Mais lorsqu’on peut compter sur un compte bancaire bien garni, pas besoin de s’embarrasser de ces détails. Le respect des tribunaux et de l’État de droit, c’est pour les manants !

Complaisance

 

Plusieurs médias ont repris avec une troublante complaisance les accusations lancées par Carlos Ghosn à l’égard du système judiciaire japonais. Il a eu droit à des entrevues médiatisées comme s’il s’agissait d’une vedette rock. Le pouvoir des bonzes de la haute finance multinationale serait-il si considérable qu’on s’étonne à peine de le voir ainsi ridiculiser le système judiciaire d’un État démocratique ? Les lois des États n’auraient pas même de légitimité à modérer les appétits de ces dirigeants qui se pensent au-dessus des lois humaines.

Ce genre d’attaques frontales contre les principes élémentaires de l’État de droit révèle au grand jour les attitudes qui prévalent trop souvent dans ces milieux. L’histoire récente aligne plusieurs de ces dérives. Cela va du trucage des moteurs diesel par Volkswagen au scandale Madoff en passant par le cynisme nonchalant de la direction Boeing à l’égard du fonctionnement du 737 Max. Sans compter les frasques à caractère sexuel des Weinstein et autres… Le plus souvent, ce sont les gens « ordinaires » qui font les frais de ce mépris des lois.

Comme le souligne Pierre Lascoumes, cet « événement est typique du comportement des élites mises en cause. Elles se présentent comme des justiciables particuliers. Il leur semble légitime de choisir les règles qui leur sont applicables, la justice qui statuera sur leur sort et la sanction qui leur sera appliquée. La transgression des règles communes ne les embarrasse pas. »

Face à ces millionnaires qui ridiculisent le système de justice d’un État démocratique, comment continuer à croire qu’il importe de défendre l’État de droit et l’autorité des tribunaux ? Comment expliquer aux gens ordinaires qui ont à répondre à des poursuites qu’ils jugent non fondées qu’il faut se taire et faire confiance aux tribunaux ? Que leur dire lorsqu’ils sont tentés eux aussi de prendre la justice entre leurs mains en criant au déni de justice ?

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