Prince, meurtrier et espion
C’était en avril 2018 à Los Angeles. Mohammed Ben Salmane (MBS), prince héritier d’Arabie saoudite, alors considéré de Paris à Washington, en toute naïveté, comme le grand réformateur et modernisateur du monde arabe, rencontrait l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos (président fondateur d’Amazon, et propriétaire du Washington Post). Ils échangent alors leurs numéros de portables personnels.
Un mois plus tard, sur l’application WhatsApp, MBS envoie un message « innocent » à son nouvel ami. Ce message contient un film de propagande sur les admirables bienfaits du réformisme à la saoudienne, sur la vilenie de ceux qui le critiquent… et un puissant logiciel espion de fabrication israélienne, vendu par la firme NSO aux services saoudiens en novembre 2017.
Ce logiciel allait en quelques jours siphonner une myriade de renseignements, images et documents personnels que conservait — comme tout le monde le fait au XXIe siècle — Bezos dans sa petite « boîte magique »…
Allait s’ensuivre une série d’événements dont on comprendra par la suite qu’ils étaient tous plus ou moins liés : l’assassinat à Istanbul (en octobre 2018) de Jamal Khashoggi, chroniqueur saoudien en exil, dont les textes dans le Washington Post énervaient souverainement MBS ; un nouveau message de MBS à Bezos (en novembre) représentant une menace voilée contre le magnat américain et la couverture insistante de son journal sur les crimes saoudiens ; puis en janvier 2019 la publication dans une feuille de ragots à grand tirage, The National Enquirer (une des lectures favorites de Donald Trump), d’informations embarrassantes sur Jeff Bezos, sa femme, sa maîtresse et son divorce imminent. Avec courriels, photos et tout. Trump, jamais à court d’injures à l’endroit de Bezos et de son journal, doit jubiler…
Il peut paraître étonnant que l’ONU et ses officiels se penchent sur ce type d’histoire — avec ses côtés scabreux — et en étayent les détails dans un rapport sérieux, avec des sources précises et convaincantes. C’est pourtant ce qu’ont fait, la semaine dernière, Agnès Callamard, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions sommaires, et David Kaye, rapporteur spécial sur la liberté d’expression.
Mme Callamard avait déjà signé, en juin dernier, un rapport accablant — pour le régime saoudien et pour Mohammed Ben Salmane — sur l’exécution de Jamal Khashoggi. Assassinat planifié en haut lieu, pour lequel la « justice » saoudienne a totalement blanchi, le mois dernier, le prince et son entourage… tout en condamnant à mort cinq sous-fifres pour ce crime d’État.
Selon ce nouveau texte publié mercredi dernier par l’ONU sur le « prince espion », l’affaire Khashoggi et le viol des données personnelles du magnat américain ont mis en scène des personnes de l’entourage immédiat du prince… présentes dans les deux affaires.
Kaye et Callamard appellent à une enquête plus approfondie et à la coopération (improbable) des autorités saoudiennes. Bezos lui-même se dit convaincu de la version présentée par l’ONU et exige réparation des Saoudiens. Les Saoudiens nient en bloc et trouvent « ridicules » ces accusations… exactement comme ils l’avaient fait dans les jours qui avaient immédiatement suivi la mort de Khashoggi.
Quelles leçons tirer de cette histoire ? La rapporteuse spéciale des Nations unies attire l’attention sur la puissance des logiciels espions aux mains des États : il s’agit selon elle « d’un signal d’alarme pour la communauté internationale dans son ensemble », qui montre que « nous sommes confrontés à une technologie extrêmement puissante et efficace, qui n’est absolument pas réglementée ».
Si même une personnalité riche et puissante comme Jeff Bezos a pu en être victime, dit-elle, « cela signifie que nous sommes tous extrêmement vulnérables ».
On voit aussi à l’oeuvre, dans cette affaire, la réalité de plus en plus claire d’une filière États-Unis–Arabie saoudite–Israël.
Avec un régime saoudien cruel et impitoyable envers ses ennemis, champion de la peine de mort, guidé par un maître de l’hypocrisie réformiste. Un régime américain qui « couvrira » ses amis jusqu’au bout, quelle que soit l’étendue de leurs crimes. Et un régime israélien, le régime Nétanyahou, maître de l’espionnage, prêt aux pires alliances et à la coopération « technique » contre les ennemis communs.
François Brousseau est chroniqueur d’information internationale à Ici Radio-Canada.