Ispahan brûle-t-il?

Au début de la semaine, l’inénarrable président Trump a brandi, avant de battre en retraite sous les huées, son désir de frapper 52 sites culturels iraniens si le pays entendait user de représailles pour venger l’assassinat du général Qassem Soleimani, commandé par la Maison-Blanche. Son entourage, le Pentagone, l’UNESCO ont eu raison de sa sottise en lui tapant sur les doigts. Il s’agit d’un crime de guerre et les États-Unis ont signé des conventions internationales en 1954, en réponse aux bombardements de villes historiques durant la Seconde Guerre mondiale, puis en 1972, afin de protéger les sites culturels lors des grands conflits. Que le locataire du Bureau ovale ait pu y songer jette l’effroi.

Rappelons qu’en Iran, les vieilles villes perses d’Ispahan et de Persépolis comme le bazar de Tabriz, aux monuments architecturaux ornementés, sont, entre autres lieux d’histoire, des trésors de l’humanité d’une valeur inestimable.

Ces premières déclarations donnaient la mesure de l’ignorance, du cynisme et de l’inculture du président américain, si besoin était de s’en convaincre encore. Pour l’ensemble de son œuvre, les sénateurs républicains auraient intérêt à voter pour sa destitution afin de préserver l’honneur de leur parti et la sécurité du pays, quitte à mariner un temps dans l’opposition. Il fallait voir les mines effrayées de l’état-major lors du discours sur l’Iran de Trump mercredi dernier. Les républicains veulent-ils vraiment accompagner un pareil chef vers un second mandat ?

Les menaces du président sur les lieux de culture rappelaient à quel point les sites patrimoniaux deviennent des cibles de choix à l’heure où tout s’envenime. Ce sont les régimes et les mouvements terroristes les plus barbares qui s’en font les meilleurs champions.

Raser pour mieux régner

 

« Paris brûle-t-il ? » demandait au téléphone en 1944 Adolf Hitler au général von Choltitz, gouverneur militaire de Paris, au moment où la capitale française, déjà soulevée, allait tomber aux mains des résistants et des forces alliées. Les ponts étaient minés, comme les principaux monuments de la ville, mais le général francophile et prudent (l’Allemagne perdait la guerre) refusa d’obtempérer. L’épisode avait été immortalisé dans le livre de Dominique Lapierre et Harry Collins, adapté à l’écran par René Clément en 1966. Son titre Paris brûle-t-il ? devint la phrase symbolisant les catastrophes évitées de justesse dans le chaos des conflits sanglants.

Celles-ci ne sont pas toujours esquivées, justement. La dernière grande guerre fut pour les deux camps un exercice de destruction massive de la mémoire. Le bombardement de la perle baroque de Dresde en Allemagne par les forces alliées en 1945 (reconstruite ensuite à l’identique) n’est pas l’exploit dont les Britanniques impliqués se sont montrés les plus fiers. Churchill en rougissait.

Mao, avec sa révolution culturelle de destruction iconique, tenta de couper les Chinois de leur héritage millénaire pour mieux les inféoder au régime communiste, sans oser pourtant détruire la cité impériale de Beijing. Sa main fut arrêtée par un sursaut de respect envers les plus précieux legs de l’empire du Milieu. Trump fanfaronnait par stupidité et pour frapper les esprits avec ses menaces culturelles, mais comme tant d’autres, il utilisait le patrimoine comme instrument de pouvoir terroriste et politique.

« Ispahan brûle-t-il ? » On imagine ces mots sortis de la bouche du président des États-Unis, si personne autour de lui n’avait su contrer ses vues. Elles sont limitées, pourtant, ses connaissances de la Perse ancienne. À sa question éventuelle ne s’ajouterait même pas la charge de profanation sacrée.

On n’a pas oublié les menaces des talibans, qui jouaient avec les nerfs des Occidentaux affolés, bientôt mises à exécution, de faire exploser en Afghanistan les bouddhas géants de Bamiyan dans leurs niches creusées à flanc de montagne, ni la destruction des ruines gréco-romaines et babyloniennes de Palmyre en plein désert syrien sous les bons soins du groupe État islamique, ni le pilonnage du joyau architectural de Dubrovnik en Croatie par les forces serbes. Une façon de frapper le cœur et la pensée pour les annihiler.

L’impérialisme culturel des États-Unis, qui arrache de façon moins martiale les racines des autres peuples en les inondant de produits hollywoodiens formatés, n’est pas si étranger à l’attitude de Trump quant aux lieux de mémoire. Ce président ne voit pas pourquoi il devrait respecter l’héritage des autres, quand le bulldozer américain rase si bien les particularismes étrangers par occupation de territoire. Sa mentalité primaire — il est plus inculte que ses prédécesseurs, même George W. Bush — prend appui sur l’hégémonie planétaire de l’Amérique. Mais celle-ci se fissure sans qu’il l’ait compris.

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