Une année bleue
L’année 2020 ne sera pas vert pistache à l’image de la frimousse de Bébé Yoda. Après avoir choisi l’Ultra violet en 2018, puis Corail vivant en 2019, Pantone a donné le ton : l’année qui vient sera Bleu classique. Dans le nuancier, elle logera au 19-4052, quelque part entre un crépuscule de fin d’été et la dernière robe de Kate Middleton.
Cela fera vingt ans que l’empire Pantone brevette une couleur de l’année, une teinte aperçue dans l’air du temps et qui répondrait à un état d’esprit, un besoin collectif — ici de calme, de confiance et d’enracinement. Baratin mercantile ?
La standardisation des couleurs par Pantone est advenue dans les années 1960, avec le Pantone Matching System, petite révolution dans le monde de l’imprimé, permettant de les recréer partout à l’identique. Pour que, par exemple, le jaune de la marque Kodak ne soit plus vif à New York, neutre à Paris, pâlot à Tokyo. On devrait donc voir cette nuance d’un bleu soutenu, profond, avec un peu de lumière dedans, influencer la mode, colorer les objets de design, les espadrilles de collection, les décorations des Fêtes du clan Kardashian, et peut-être même la page couverture d’un livre au Quartanier.
Peut-on être amoureux d’une couleur ? Après avoir lu Bleuets, de l’Américaine Maggie Nelson, tout petit livre de prose numérotée paru en traduction française l’automne dernier, on est porté à croire que oui. Ici, le camaïeu complet est embrassé, le bleu dans son ensemble et ses multiples déclinaisons : celui de l’imperméable déchiré à l’épaule dans la chanson de Leonard Cohen, le bleu froid nuance « lait écrémé » des pieds paralysés d’une amie, les bleus chantés par Billie Holiday, le presque bleu de la peau tannée des Touaregs, ou encore celui dont un oiseau, le jardinier satiné, fait son nid en amassant des objets bleus — fruits, fleurs, ailes de cigales —,
allant jusqu’à s’emparer des plumes de plus petits oiseaux qu’il tue si nécessaire, pour ensuite chanter et danser, faire une fête devant le nid bleu dans le but de séduire.
À ses miscellanées de pensées en couleur, Maggie Nelson intègre les réflexions de philosophes, théoriciens, écrivains (Barthes, Wittgenstein, Artaud, Duras, Goethe, Gertrude Stein). En résulte un livre déployé par courts fragments à la fois comme une confession, une méditation sur l’art et l’impermanence des choses, une étude chromatique, lucide et mélancolique sur le sublime, la vie, le désir, la douleur, le deuil. Maggie Nelson raconte l’aventure de l’indigo, « une histoire d’esclavage, d’émeutes et de misère ». Ailleurs, elle se demande si l’écrivain devrait choisir ses mots comme la peintre Joan Mitchell ses pigments, c’est-à-dire « en fonction de leur intensité plutôt que de leur durabilité ».
Au fragment numéro 157, l’écrivaine cherche dans un magazine scientifique une explication à la couleur du ciel, réponse ainsi vulgarisée : « Le bleu du ciel serait un fol accident produit par le vide et le feu. » Tout ça tient dans une plaquette de 100 pages, à situer dans l’horizon de la « creative non-fiction », une œuvre hybride traversée de fulgurances et d’éclats de vérité. Rappelons que l’écrivaine universitaire spécialisée en littérature queer, est aussi l’autrice de The Argonauts, récit de son histoire d’amour avec l’artiste multidisciplinaire et non binaire Harry Dodge. Frontières floues, franchies, à la recherche d’une vérité qui soit sienne pour un amour gender fluid et des livres qui ne s’embarrassent pas des limites de genre.
Un jour, à la Galerie Tate à Londres, Maggie Nelson est allée à la rencontre des œuvres de l’époque bleue d’Yves Klein, artiste à la monochromie maniaque qui a poussé l’obsession jusqu’à faire breveter un outremer de son invention. « Sentant son bleu dégager une telle chaleur qu’elle semblait m’effleurer les yeux, pour ne pas dire les blesser, j’ai écrit ces mots dans mon carnet : c’est trop. J’avais parcouru tout ce chemin, et je pouvais à peine le regarder », lit-on au bloc 78.
L’été dernier, au Musée d’art moderne de San Francisco, lors d’un voyage dans la ville où Maggie Nelson est née et a grandi, je me suis moi aussi retrouvée nez à nez avec IKB74 de Klein, son tableau bleu intégral. Quoi faire, comment réagir devant cette couleur radicale qui donne à la fois le vertige et l’envie d’entrer dans le tableau ? Je m’en suis approchée, puis éloignée, puis rapprochée encore. À un moment, le désir de goûter l’onctuosité du pigment m’est venu. Le tableau irradiait, carrément. « Tu pourrais vouloir tendre la main et déranger le pigment, par exemple, en t’en mettant d’abord sur les doigts, puis sur le monde. […] Pour autant, tu n’accéderais pas à son bleu. » Et là, Charlotte est arrivée. Devant le tableau d’Yves Klein, un peu comme l’oiseau toqué au nid obsessivement bleu, ma fille de 12 ans a trouvé une réponse à cette nuance veloutée, presque outrageuse : elle s’est mise à danser. À danser sur le bleu.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.