Créer du lien avec du levain

Il est 3 h 30 du matin, rue Jarry. Aucun alligator en vue, on peut se risquer. Si vous n’habitez pas Montréal, sachez que les alligators ont des permis pour traverser les rues commerciales aux passages piétonniers. La mairesse l’a écrit sur Twitter, un véritable conte de Noël louisianais.
Vigiles de nuit, des policiers terminent leur ronde en voiture ; un croissant de lune veille à des lieues de nos agitations de l’avent. L’immense église Saint-Vincent-Ferrier, avec ses deux clochers glorieux, demeure silencieuse pour l’instant.
Elle nous rappelle une époque faste et plus docile face au clergé, où l’on venait nombreux adorer le petit Jésus dans la nuit du 24 décembre.
Il fait noir, il fait froid, mais à l’angle de la rue Saint-Denis, un four diffuse sa douce chaleur, antre de la mie, refuge des baguettes, usine à odeurs réconfortantes.
Il est 3 h 30 du matin et Dominique a les deux mains dans le pétrin, pas seulement au propre, mais au figuré aussi. On a tous nos galères. Même à Noël, surtout à Noël, elles nous semblent amplifiées. Les deuils, la nostalgie, les réminiscences du passé, les bilans de fin d’année, les factures, tout y passe dans la solitude de la nuit. Notre coeur d’enfant aimerait croire encore au père Noël, à la paix sur terre et à la force du lien.
Je suis le pain vivant descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement.
Dominique pétrit la pâte, de la belle farine non blanchie qui sort de son moulin placé en vitrine, acheté exprès au Vermont, la mecque du « root véritable ». Meunier et boulanger, ne manque plus que le champ de blé. Dominique sait qu’il ne fait pas que du pain. Il nage en pleine symbolique sacrée, saupoudre tout ce qu’il touche d’une neige fine qui ne fond pas. L’eau peut la transformer en colle… ou en pain, avec la levure et le sel.
Voilà où la magie intervient. Faire du pain est un art, l’art du temps, et Dominique en est l’artisan. Ce n’est pas que son gagne-pain : il en fait une mission. Le boulanger est entré chez les Compagnons du Devoir à 17 ans, pour apprendre le métier, puis chez Première Moisson à 26 ans, et il en a 53 aujourd’hui. Tout ce temps à pétrir le temps.
Je prends soin de tout
La boulangerie Jarry s’est installée dans une ancienne banque cet automne, ici même où l’on engrangeait le « blé » autrefois. Maintenant que beaucoup de choses essentielles sont devenues virtuelles, l’argent comme l’espoir, les succursales de banques ferment et les églises sont vides.
Reste le pain qui, lui, se partage et se rompt. Un bon pain ne trompe pas la faim, il nourrit. Et c’est précisément ce que tente Dominique Gauvrit : tenir au corps, au coeur, à l’esprit.
Dans la lumière tamisée d’une aube encore timide, le boulanger roule ses pâtons, scarifie la pâte molle comme un bourrelet d’un coup de lame vif, tapote un peu à droite et à gauche, place les baguettes en rangées. Le geste, le silence, l’intention, tout ici réfère au rituel. Les boulangeries sont nos dernières églises.
Il faut être un peu poète, ou idéaliste, pour s’imaginer que des inconnus, des voisins du quartier Villeray, nous feront confiance, arriveront bientôt mal réveillés, attirés par l’odeur du café et des croissants à la lime, une divine spécialité.
« La différence entre l’ombre et la lumière ? C’est pas quand tu peux distinguer une vache d’une chèvre, non. C’est quand tu fais la différence entre un inconnu et un frère. »
Lorsque Dominique parle, on dirait un apôtre, quelqu’un qui change les gens un et une à la fois. À la foi.
Les liens que nous tissons tout au long d’une vie, peut-être que c’est la définition du paradis
Dominique a rejoint les Compagnons du Devoir adolescent, a appris avec eux, par mimétisme, à la dure et en voyageant. Il a constaté qu’on ne cuit pas le pain de la même façon à Paris, Lyon, Bourges, Toulon ou Marseille. Chacun a sa façon, sa vérité. Et la retransmission des savoirs compte pour tout. On fait partie d’un tout. Le boulanger est ubuntu sans trop le savoir. L’ubuntu, c’est cette philosophie sud-africaine qui dit : « Je suis car tu es. »
Dominique a fait Compostelle et il y croit très fort. « C’est ensemble qu’on crée quelque chose. Le pain permet de reconnecter les gens avec eux-mêmes et les autres. On est tous liés. On est dans l’autre et il est dans nous. Je prends soin de tout. » C’est ça, l’esprit ubuntu.
Thérapie par la mie
Remarquez, Dominique n’est pas le seul à générer du lien rue Jarry ; j’ai remarqué des mamans avec leurs bébés dans les cafés, une autre boulangerie de biais, le P’tit atelier (leurs Tigrés, noisettes et chocolat sont déments), un magasin zéro déchet qui fabrique du lien avec l’environnement.
Ça s’appelle une vie de quartier, des gens qu’on reconnaît, qu’on appelle par leur prénom, qu’on apprécie, qui nous aident à nous dessiner un sourire sur les lèvres le matin.
C’est si rare un inconnu qui nous regarde vraiment dans les yeux. Surtout de nos jours, tout le monde attend une reconnaissance artificielle de son téléphone. Dominique, il sait faire, il a même suivi des cours pour devenir thérapeute durant six ans au Centre de relation d’aide de Montréal.
Et puis, il est revenu au pain, une façon comme une autre d’être en relation. Il façonne des miches des Premiers arrivants, graines de citrouille, polenta, blé et farine de pois jaunes. Il surveille son levain du coin de l’oeil, le nourrit quotidiennement.
« Une boulangerie, tu ne viens pas seulement y chercher un pain ; tu viens pour un sourire, ce lien. » Ce lien, relier, religare, religion.
On n’en fera pas une messe, mais le vivant — et le pain l’est — aura toujours une place privilégiée, rassurante et imparfaite.
« Je crois beaucoup à l’artisanat. C’est inconstant, mais humain, fait main. » Et Dominique croit en sa responsabilité, celle de bien nourrir sa communauté. « On mange des farines de plus en plus raffinées, qui ne nourrissent pas. Je crois au pouvoir de guérison du pain. C’est ce qui m’anime. »
Aujourd’hui, il donne une intention à sa mie et aime penser qu’il participe à quelque chose de plus vaste que lui.
Comme le petit Jésus dans une crèche, comme une hostie offerte en guise d’eucharistie. Un pain n’est jamais qu’un pain. Et si un jour sans pain peut être long, imaginez une vie sans liens.

Aimé le livre Ubuntu. Je suis car tu es de Mungi Ngomane, la petite-fille de l’archevêque Desmond Tutu qui préface l’ouvrage. L’ubuntu (prononcez « oubountou ») nous vient d’Afrique du Sud et permet de se familiariser avec ces leçons de sagesse. Se mettre à la place de l’autre n’est pas toujours évident. L’ubuntu nous y convie, et ce livre au joli graphisme séduit l’esprit et le coeur.
Visionné les trois saisons de My Life in Sourdough, l’histoire d’une jeune Française, Jeanne, qui tombe amoureuse des mauvaises personnes, jusqu’à ce qu’elle se laisse séduire par son levain, Fluffy. Une délicieuse comédie romantique entre le découragement millénarial, l’autodérision et l’émission de cuisine. C’est sensuel, court et gourmand. Et toutes les recettes donnent envie de se mettre au fourneau, avec ou sans levain.
Décidé de prendre une pause pour tisser des liens durant les Fêtes. Je vous souhaite tellement de petits riens, bien accompagnés ou en solo. Du temps pour se retrouver et s’aimer dans le vrai et le doux. De retour le 10 janvier.
Les éblouissements de l’avent
Deux films qui parlent de foi, de famille et de lien. L’un, Les éblouis, nous entraîne sur les traces d’une famille française catho qui se retrouve avec ses trois enfants dans une secte où la compassion et le dévouement maquillent des pulsions bien plus perverses.
Nous observons les dérives à travers le regard de Camille, 12 ans (jouée par une exceptionnelle Céleste Brunnquell), et la mère (par la toujours excellente Camille Cottin). Ça, c’est pour le côté sombre du lien poussé vers la noirceur.
Pour le côté lumineux, il faut voir A Beautiful Day in the Neighborhood avec Tom Hanks, l’histoire d’un animateur d’émission pour enfants qui rencontre un journaliste dépité, Tom Junod, du magazine Esquire, pour un portrait. On découvre le véritable personnage de Fred Rogers, qui n’est pas sans rappeler Bobino. Dans le film, il plonge dans la vie du journaliste à la façon de Fanfreluche (désolée, les tout-petits, pour ces références de X). Un film dont on ressort plus humain et avec l’envie de saluer des inconnus. La vraie vie fait les meilleures fictions.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.