Contrôler jusqu’à l’épuisement

Mercredi à la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (commission Laurent), Mélanie Bourque, professeure de travail social à l’Université du Québec en Outaouais, présentait les résultats de ses recherches sur l’épuisement des travailleurs sociaux. Rien ne va plus : le temps et les moyens manquent, la tâche est immense et c’est encore pire depuis la réforme Barrette, même si le surmenage du réseau précède cette réforme ruineuse. Les conditions de travail sont insoutenables, les professionnels en souffrent et les enfants aussi.

J’ai l’impression d’avoir écrit ces mots cent fois dans cette chronique, au sujet tantôt des infirmières, tantôt des enseignantes, ou de tout autre corps professionnel qui pallie quotidiennement les carences de nos institutions. Je radote et vous auriez raison de le souligner, mais la société tout entière semble à l’aise avec ce radotage, car les cris du coeur se succèdent et les questions soulevées demeurent sans réponse.

La semaine dernière à la commission Laurent, il a aussi été question des inégalités sociales grandissantes qui surchargent la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). La professeure à l’École de travail social de l’UQAM Jade Bourdages a livré à ce sujet un témoignage remarqué. Elle notait la surreprésentation des minorités ethniques dans la clientèle de l’institution et lançait un appel à « faire entrer de la vie » dans ce système en pleine asphyxie.

Jade Bourdages et son collègue Nicolas Sallée, professeur au Département de sociologie de l’Université de Montréal, mènent ensemble un projet de recherche sur le traitement pénal de la jeunesse au Québec. Samedi dans ces pages, ils écrivaient qu’il est urgent d’amorcer une discussion collective sur la protection de la jeunesse. L’urgence apparaît comme une évidence pour peu qu’on suive les travaux de la commission Laurent. Sauf qu’il faudrait aller plus loin, soulignent Bourdages et Sallée, en observant l’histoire et les tensions qui traversent les institutions de la protection de la jeunesse, d’abord. En écoutant ceux qui sont sur le terrain, ensuite.

On se croirait pourtant sur la bonne voie : la commissaire Laurent a exigé qu’on laisse parler les intervenants du réseau et le ministre Lionel Carmant a emboîté le pas, encourageant les travailleurs à collaborer avec la commission « sans crainte de représailles ». Mais pour Jade Bourdages, que j’ai rencontrée plus tôt cette semaine avec son collègue Nicolas Sallée, ces déclarations se méprennent sur la manière dont s’installe la culture du silence au sein des institutions.

Parfois, ce n’est pas tant le bâillon qui empêche de décrire le réel qu’une volonté excessive de le quantifier. L’imposition aux professionnels d’un vocabulaire technocratique obsédé par des impératifs d’efficacité, par exemple, voile la réalité et confine au mutisme. « Quand ça fait 10 ans que tu remplis des grilles, ton silence, tu ne le comprends plus de la même manière », remarque Jade Bourdages.

Pour briser la culture du silence, il faudrait donc se réapproprier le langage, permettre à ceux qui pratiquent des métiers d’intervention de nommer ce qu’ils observent avec les mots de la vie, sans détour par des indicateurs quantifiés et des statistiques. Cela les aiderait sans doute à ne pas porter l’odieux d’un naufrage, qu’ils doivent maintenant justifier seuls sur la place publique.

Mais selon Jade Bourdages et Nicolas Sallée, il faudrait aussi apprendre à écouter. Donner la parole aux jeunes ; à ceux qui naviguent dans les méandres de la protection de la jeunesse et qui ressentent sur leur corps les effets des institutions. « La parole des jeunes est invisible. Pourtant, il y a dans leur parole un savoir expert de l’institution », dit Nicolas Sallée.

M. Sallée explique par ailleurs que la protection de la jeunesse est traversée par un double héritage. D’abord, il y a l’héritage catholique, paternaliste, celui de la prise en charge de la « jeunesse déviante » et des populations pauvres en général, qui se traduit à la DPJ par une volonté de contrôle social qui ne dit pas son nom, euphémisée au nom de la réhabilitation. Puis, il y a la rencontre entre cet héritage et un nouveau Québec gestionnaire et néolibéral, lui aussi épris de contrôle social, mais d’une autre manière : standardisation croissante des interventions, recherche d’efficacité, pour les coûts et pour la belle jambe — ce qu’on observe d’ailleurs partout en santé et dans les services sociaux.

Jade Bourdages remarque aussi que la question pénale chez les mineurs est une « patate chaude » à la protection de la jeunesse comme dans la société : on préfère ne pas trop voir le « délinquant », si bien qu’on tend à oublier qu’il est avant tout un jeune.

Des tensions semblent jusqu’ici irrésolues entre un modèle carcéral qui ne se nomme pas (issu d’une longue histoire de contrôle social et qui se présente aujourd’hui dans les habits de l’efficacité), un malaise profond face aux conséquences de la pauvreté, et une volonté sincère de protéger collectivement la jeunesse. Or, on peut se demander si, sans une réflexion profonde autour de ces tiraillements qui traversent et structurent toujours les institutions, il sera possible de régler la crise que révèle la commission Laurent.

À voir en vidéo