Rire censuré

La décision de la Cour d’appel sur le bien-fondé de la condamnation civile de l’humoriste Mike Ward pour avoir discriminé Jérémy Gabriel lors de son spectacle Mike Ward s’eXpose éclaire sur les limites respectives du droit à l’égalité et de la liberté d’expression. Dans leurs analyses, les juges exposent des raisonnements contrastés. Leurs propos reflètent les divergences qui existent dans la société québécoise quant à l’étendue respective des droits à l’égalité et à la dignité d’une part et, d’autre part, de la liberté d’expression et de l’un de ses corollaires, le droit d’exprimer un propos critique dans le dessein de faire rire. Mais le précédent créé par la décision des juges majoritaires a le potentiel d’inhiber les activités créatrices explorant des enjeux associés à des questions comme le sexe, le handicap, la religion, la langue, l’orientation politique ou l’orientation sexuelle des individus.

L’égalité et la dignité

La décision majoritaire rendue par les juges Claudine Roy et Geneviève Cotnam conclut que le jugement de première instance du Tribunal des droits de la personne est raisonnable. Pour elles, les propos de Mike Ward sont discriminatoires, car ils ciblent spécifiquement les caractéristiques physiques liées au syndrome dont M. Gabriel est atteint. Sur la base de la preuve soumise, elles estiment que le Tribunal pouvait conclure qu’il faisait l’objet d’une distinction fondée sur l’un des motifs pour lesquels la loi interdit de discriminer, à savoir son handicap, et le fait qu’il utilise un moyen afin de le pallier. Cela a compromis son droit à la pleine égalité dans la reconnaissance de son droit à la dignité et à la réputation.

Rappelant que « les humoristes, tout comme les artistes, ne bénéficient pas d’un statut particulier en matière de liberté d’expression », les juges majoritaires expliquent « qu’il s’agit ici d’un cas d’espèce où […] l’humoriste a franchi la limite permise. La preuve démontre amplement que ses propos ont encouragé les proches de M. Gabriel et de sa famille à se moquer de M. Gabriel en raison de son handicap ». Les propos sont d’une gravité suffisante pour compromettre le droit du plaignant à sa dignité. Ces propos humoristiques ne peuvent se justifier, même dans une société où l’on valorise la liberté d’expression.

Les juges majoritaires expliquent que « M. Ward n’a pas démontré l’intérêt public poursuivi par ses propos ni qu’ils serviraient à son épanouissement personnel ni qu’ils visent à exposer la vérité. Il prétend avoir voulu démontrer que certaines personnes seraient “intouchables” et qu’on ne pourrait rire d’elles. M. Ward pouvait très bien faire passer son message et même y inclure M. Gabriel sans que ses propos portent atteinte à sa dignité et à sa réputation. » D’aucuns verront dans une telle analyse une conception de la liberté d’expression en vertu de laquelle le juge s’autorise à revoir la façon dont l’humoriste a choisi d’orienter et de formuler son propos, une approche par laquelle c’est à celui qui s’exprime, et non à celui qui veut censurer, de se justifier.

Avec un tel précédent, l’ensemble des propos qui abordent l’un ou l’autre des motifs prohibés de discrimination sont à risque d’être jugés fautifs.

La liberté d’expression

L’approche de la juge dissidente Manon Savard accorde plus d’espace à la liberté d’expression. Elle écrit que le droit à l’égalité « ne requiert pas d’ériger en principe l’interdiction de tenir des propos à teneur humoristique [se] référant aux caractéristiques personnelles protégées d’une personnalité publique (tels le sexe, le handicap, la religion, la langue, l’orientation politique, etc.) lorsque ces caractéristiques sont au coeur de l’aspect public de la personne ».

La juge Savard ne parvient pas à se convaincre qu’une personne raisonnable puisse interpréter le propos humoristique tenu par Ward comme étant discriminatoire. Elle écrit que : la « personne raisonnable aurait mis les propos […] dans le contexte du numéro concerné et tenu compte du fait qu’ils s’inscrivaient dans le cadre d’un spectacle d’humour noir caractérisé par l’exagération, la généralisation abusive, la provocation et la déformation de la réalité. L’auteur de ce type d’humour se veut insolent et désobligeant ».

La juge Savard ajoute qu’une personne raisonnable n’aurait pas interprété au premier niveau les expressions […] litigieuses « subwoofer », « lette », « boîte de son sur la tête », [...]. De même, une personne raisonnable « n’aurait même pas imaginé un seul instant que l’appelant pouvait avoir l’intention de tuer le plaignant lorsqu’il indique avoir tenté de “le noyer” dans un Club Piscine, mais qu’il n’était pas “tuable”».

Cette décision de la Cour d’appel illustre l’ampleur des divergences quant à la portée respective du droit à l’égalité et de la liberté d’expression. Mais l’approche des juges majoritaires afin de déterminer si les propos sont vraiment discriminatoires engendre un effet inhibiteur pour quiconque envisage de s’exprimer, notamment dans le cadre de prestations artistiques. L’approche de la juge Savard est plus susceptible de procurer l’équilibre et la prévisibilité qui sont nécessaires dans ces situations où il faut tenir compte des exigences de l’ensemble des droits fondamentaux.

La tendance actuelle des commissions des droits de la personne — pour l’heure avalisée par la Cour d’appel — est de privilégier le droit à l’égalité. On tend à punir les propos aussitôt qu’ils sont « ressentis » comme discriminatoires, ce qui confine la liberté d’expression aux propos qui ne dérangent personne. Il faut espérer que la Cour suprême clarifiera les raisonnements par lesquels on détermine le propos qui peut être interdit au nom du droit à l’égalité. Car avec la décision rendue la semaine dernière, s’aviser d’aborder, dans une caricature ou un propos humoristique, un sujet lié à l’un ou l’autre des motifs interdits de discrimination est une activité à haut risque.

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