Des roses sur la neige

Cette chronique du journaliste et chroniqueur Jean-V. Dufresne a été publiée dans l'édition du Devoir du 8 décembre 1989. Nous la reproduisons ici dans le cadre du 30e anniversaire de la tuerie de Polytechnique.
Le bouquet enveloppé de cellophane fut planté là, par un étudiant, hier, sous le vent glacial, tache rouge sombre et vaillante sur la neige, si blanche qu'elle fait mal aux yeux. Une douzaine de roses, comme on dit chez le fleuriste. Il en manquait deux, pour faire le compte des jeunes femmes assassinées de Polytechnique.
Pour l’heure, on connaît seulement leur nom et leur âge. Peut-être saurons-nous aujourd'hui où elles habitaient, d’où elles venaient. Edward, Klueznick, llaviemick sont-elles d’ici ou d’ailleurs ?
À Polytechnique, les étudiants revenus hier chercher leurs effets personnels, se heurtent à des portes closes. L'immeuble est inaccessible, mais les gardiens, en deuil eux aussi, les laissent pénétrer à l’intérieur, un à un, car il faisait un froid insupportable sur la montagne, hier après-midi, moins trente, sous le vent. Et les roses ? Immobile, comme enraciné, déjà, le bouquet, dans la neige durcie par la rafale.
Et les cours, et les examens ? Lundi, peut-être, on ne sait trop quand. Prostrés, les étudiants n’ont pas encore vécu les angoisses les plus cruelles. La mémoire de la tragédie, nous disent les psychologues, est souvent plus criante que la tragédie elle-même.
On imagine mal en tous cas les étudiants de Poly capables de passer un examen dans ces conditions, et Polytechnique avisera, nous dit Mme Michèle Thibodeau-DeGuire, porte-parole de la grande école, au matin d'une nuit blanche. On aurait dit que ses yeux, hier, voulaient regarder ailleurs, comme pour ne plus voir.
On n’envisage pas non plus d'aller s’asseoir dans la cafétéria, juste à gauche, en entrant, grand espace attablé qui ne bouge plus. Nous avons profité d’un gardien distrait pour y entrer quelques minutes. Le tueur faisait dos au mur du fond, il déambulait entre les rangées de tables, calmement, pour faire le service de la mort. Une colonne de béton, presque au centre, porte encore la marque incroyablement brutale d’un projectile de 5,6 millimètres qui rata sa cible. Un éclat de trois pouces de diamètre, avec un trou d'impact si profond qu’on n'en voit pas la fin. C’est là, juste à coté, qu'une étudiante fut tuée sur sa chaise, devant son cabaret, car vers 16 heures on servait déjà les repas. La deuxième fois, le tueur visa juste.
Philippe Lanotte, étudiant français, était de service au comptoir. En entendant les détonations, il s’est réfugié dans les cuisines. Quelques heures plus tard, sa mère l'appelait, de France, morte d’inquiétude, car la nouvelle avait déjà fait le tour du globe.
Et toute la nuit affluèrent ainsi des appels et des télégrammes de condoléances, d’Australie, d’Allemagne, d’Ottawa, de Québec, de toutes les grandes villes canadiennes, de McGill, de Concordia, d’universités outre-frontières.
Rien n'était plus plus absurde que ce froid d'hier. On voulut bien mettre les drapeaux de Poly en berne, mais les poulies du mât étaient figées. On fit appel à la girafe des pompiers de Montréal pour les dégager.
Et rien n’est plus absurde que la mort. Une jeune serveuse connaissait bien l’une des victimes. Elle retenait ses larmes, en évoquant son souvenir. Souvenir, déjà, douze heures après le drame. Parce que le métier quotidien, modeste, essentiel, qui consiste à nourrir des étudiants et des étudiantes, le midi et le soir, lui est revenu comme un rappel au devoir : « Tout ce qu’on a cuisiné, il a fallu le jeter aux vidanges. Vous comprenez, on sert toujours de bons repas...»
Dans les écoles, on trouve toujours un babillard. Celui de Poly était plutôt gênant, hier. Une vieille notice de film, en septembre dernier, pour convier les étudiants à voir Naked Gun, version originale. Une comédie, naturellement. Et un photo-montage grossier, tête d’étudiant loufoque sur une charpente de culturiste, titré d’une écriture niaise : Why women dream about muscular men ?
Une blague, naturellement.