Sauver le Canada
À défaut d’avoir sauvé le monde, l’ancienne ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a maintenant comme tâche de sauver le Canada. Cela, en tout cas, est l’impression qui ressort de la nomination cette semaine de la députée torontoise comme ministre des Affaires intergouvernementales et vice-première ministre. Après une élection fédérale qui a surtout permis de voir grandir les divisions au pays, le défi dont elle hérite ne sera pas une mince affaire.
À entendre les réactions de certains commentateurs à la suite de sa nomination, on aurait tendance à croire que Mme Freeland marche sur l’eau et qu’elle était à elle seule responsable de la renégociation de l’accord de libre-échange nord-américain. En lui confiant l’épineux dossier de l’unité nationale, le premier ministre, Justin Trudeau, s’attendrait donc à ce que sa ministre vedette fasse opérer sa magie en persuadant les Albertains que le reste du Canada les aime toujours.
Mais s’il est vrai que les élites torontoises semblent croire en l’omnipuissance de Mme Freeland, il faudrait être naïf pour imaginer que sa nomination a pour but d’unir le pays. Un tel objectif est déjà hors de portée du gouvernement Trudeau devenu minoritaire, tellement les Albertains le détestent. La promotion de Mme Freeland a surtout pour but de consolider les appuis libéraux en Ontario, où elle demeure de loin la ministre la plus populaire du gouvernement Trudeau.
Libérée de ses charges aux Affaires étrangères, Mme Freeland pourra désormais se consacrer entièrement aux affaires intérieures, occupant une place à l’avant-scène du gouvernement. La décision de M. Trudeau de céder un peu les feux de la rampe à Mme Freeland n’est pas sans rappeler celle de l’ancien chef du Parti québécois Jean-François Lisée de nommer la députée Véronique Hivon comme vice-cheffe du parti dans les mois ayant précédé l’élection de 2018.
À vrai dire, Mme Freeland s’est fait bien plus d’ennemis que d’amis durant les trois ans qu’elle a passés comme ministre des Affaires étrangères. Elle est surtout connue à l’étranger pour sa tendance à faire la leçon aux dictateurs, dont le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, le président russe, Vladimir Poutine, et même Donald Trump, qui a dit « ne pas beaucoup aimer » notre diplomate en chef. Les remontrances de Mme Freeland à l’endroit de ces hommes forts lui ont gagné des éloges au Canada, mais ont suscité des sourcillements à l’étranger.
Mme Freeland a beau être née en Alberta, elle n’incarne en rien la culture politique de cette province, qu’elle a quittée il y a plus de trente ans pour les capitales mondiales de Londres et de New York. Et si, comme l’entourage de M. Trudeau le prétend, le gouvernement entend mettre tout son poids dans la lutte contre les changements climatiques, il n’y a pas grand-chose que Mme Freeland puisse offrir pour calmer la grogne des électeurs albertains. À moins d’adoucir la loi C-69 sur les évaluations environnementales des grands projets et d’abolir la loi C-48, qui interdit le transport maritime du pétrole le long de la côte nord de la Colombie-Britannique, Mme Freeland risque d’être accusée de mauvaise foi dans ses tentatives de courtiser les Albertains.
La nomination de Mme Freeland comme vice-première ministre est la preuve que M. Trudeau sait qu’elle peut compter sur elle, non pas pour unir le pays, mais pour lui rester fidèle quoi qu’il arrive. De tous ses ministres, c’était Mme Freeland qui l’avait défendu avec le plus de vigueur dans les mois suivant les démissions de Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott.
C’est cette même loyauté envers leur chef qui aurait guidé M. Trudeau dans la sélection des autres membres du conseil des ministres renouvelé. Sinon, Mélanie Joly se serait retrouvée aujourd’hui à l’arrière-ban au lieu d’être nommée ministre du Développement économique et des Langues officielles. Avec dix ministres québécois, en plus du premier ministre lui-même, personne ne peut accuser M. Trudeau d’avoir pénalisé les électeurs québécois pour avoir envoyé moins de députés libéraux à Ottawa qu’en 2015. L’ancien chef du Bloc québécois Lucien Bouchard devrait être ravi de voir autant de « French Power » autour de la table.
Certains, dont Pablo Rodriguez comme leader du gouvernement à la Chambre des communes, méritent plus leur place que d’autres. Le talentueux député de Québec Joël Lightbound doit encore ronger son frein. Mais la politique, comme la vie, est souvent injuste.
La décision de mettre Steven Guilbeault au Patrimoine canadien peut s’avérer un choix inspiré ou une erreur colossale. Mais l’écologiste le plus connu au Québec doit se muter en champion de la culture canadienne. S’il n’a pas déjà lu tous les romans de Margaret Atwood, il devrait vite s’y mettre.
La nomination de M. Rodriguez comme lieutenant québécois du premier ministre semble avoir été une décision de dernière minute, M. Trudeau ayant toujours résisté à cette idée. Mais son gouvernement avait souvent manqué d’antennes québécoises durant son premier mandat. Et avec 32 députés bloquistes maintenant à ses trousses, il en aura plus que jamais besoin.