La statue de Marianne secoue Polanski
La France aura mis beaucoup plus de temps que l’Amérique du Nord à s’attaquer aux délits sexuels de ses artistes. Voici que le milieu du cinéma, par nature olé olé et machiste, sonne la fin de l’omerta. Là-bas, à ce point ? Ça alors !
Tandis qu’une chorale féminine dénonçait les agresseurs depuis l’avènement du mouvement #MoiAussi, c’est la voix de l’actrice respectée Adèle Haenel qui a vraiment porté début novembre. Elle accusait le réalisateur Christophe Ruggia de harcèlement sexuel en son âge tendre de 13 à 18 ans, chez lui, dans les coulisses de son film Les diables et lors de festivals. Depuis, la justice s’est saisie de l’affaire et une vague d’indignation n’en finit plus de soulever la société française. Le fruit était mûr, il faut croire. Même le scandale DSK n’était pas parvenu à ébranler jusque-là le patriarcat dans ce château fort.
Signe des temps, lundi dernier, la puissante Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) a décidé de proposer au printemps en assemblée générale la suspension du cinéaste Roman Polanski, déjà exclu de l’Académie des Oscar de l’autre côté de l’Atlantique. Le réalisateur franco-polonais avait fui les États-Unis en 1978 après son inculpation pour le viol d’une adolescente, Samantha Gailey, qui depuis lors voulait laisser tomber l’affaire. De nouvelles plaignantes s’étaient soulevées contre lui, mais la dernière en titre, la photographe française Valentine Monnier, l’accuse cette fois de l’avoir violée et rouée de coups à 18 ans. Ce qu’il nie haut et fort.
Sauf que la charge ne passe plus. Longtemps protégé pour la valeur irréfutable de son œuvre, le cinéaste de Rosemary’s Baby et du Pianiste, quoique défendu bec et ongles par plusieurs admirateurs, devient soudain encombrant dans sa patrie d’adoption. Et Bruxelles emboîte le pas à Paris.
C’est un tremblement de terre de voir le conseil d’administration de l’ARP voter la mise en place de mesures de suspension ou d’expulsion pour ses membres fautifs, avec accent sur les infractions de nature sexuelle. Les demi-dieux des plateaux avaient été si bien protégés par leurs pairs depuis toujours…
Même si le dernier film de Polanski, J’accuse, sur l’affaire Dreyfus (qu’il relie à ses propres démêlés judiciaires), cartonne en France au box-office, des manifestations, des séances annulées ici ou là ainsi qu’un débat houleux sur les réseaux sociaux éclairent les mutations profondes. La statue de Marianne sort de son socle. Du coup, sa patrie chancelle.
« Insoutenable rectitude politique », s’indignent les partisans de Polanski en jetant un œil noir aux États-Unis dont la morale puritaine fait tache d’huile. « À bas l’impunité du mâle blanc ! » lancent en substance les féministes. Les tribunes télévisuelles n’ont pas fini de retentir des hauts cris de philosophes à la Alain Finkielkraut. Ce dernier a appris que son ironie, dans le domaine désormais épineux du viol, passe moins bien qu’autrefois.
La fameuse rectitude politique, dont on dénonce les irritants et les condamnations sans procès, est par ailleurs une avancée de civilisation collée à un réveil général des esprits. La reconnaissance récente des féminicides qui ensanglantent l’Hexagone (au moins 115 depuis le début de l’année) vient nourrir la révolte. Elle s’arrime à un effritement du patriarcat, qui ne se laisse pas affaiblir sans combattre. La présence massive des femmes sur le marché du travail et à plusieurs postes de direction rend les retours en arrière carrément impossibles. Mais ça va brasser.
Des décennies de discussion et de difficile cohabitation des sexes sont en vue, là-bas comme ici. Nos sociétés devront prendre en charge autant les garçons que les filles en ces zones de turbulences. Ceux-ci égarent leurs repères sous les chambardements d’une époque qui appelle à bâtir de nouveaux modèles. Négliger leur accompagnement dans ces révolutions des mœurs, c’est accentuer leur dérive en plus d’accroître le nombre de féminicides, par pertes du contrôle masculin mal jugulées.
Les ajustements exigeront du doigté après le flot de réactions épidermiques. Le sort des œuvres parfois majeures créées par des mâles parfois en abus d’autorité au fil des siècles deviendra de plus en plus cuisant. Une quadrature difficile à résoudre, n’en déplaise à ceux et celles qui veulent le régler par simples boycottages à effet domino. Si Polanski et ses semblables ont à purger une peine, qu’ils aillent à l’ombre. Mais balayer les œuvres en effaçant de grands pans de l’histoire de l’art, celle du cinéma entre autres, ouvrira la porte à toutes les censures artistiques. Un brin de discernement s’impose en privilégiant plutôt des mises en perspective culturelles. Tomber de Charybde en Scylla ne saurait être un but à atteindre.