Dans la marge
Quand je constate que le ratio d’endettement des ménages québécois s’élève à plus de 160 % et que 46 % de mes compatriotes se disent à 200 $ du seuil d’insolvabilité, je frémis. Je suis, en cette matière, de la vieille école. Je viens d’une famille modeste qui craignait l’endettement comme la peste et qui, pour cette raison, n’achetait que ce qu’elle avait les moyens de se payer directement.
Mes parents, le croirez-vous, n’ont jamais eu de carte de crédit. Ils ont vécu et vivent encore modestement, tout en sachant faire preuve de générosité. J’ai longtemps cru qu’ils étaient, sur le plan économique, ordinaires. Je sais, aujourd’hui, qu’ils sont plutôt extraordinaires, parce que leur mode de vie les a rendus libres.
Le débiteur, en effet, est un esclave. « La perte d’autonomie qui résulte de l’endettement comme horizon permanent de la vie est un puissant outil de domination dans la mesure où il [sic] vient inscrire l’individu dans un rapport de pouvoir continu », écrit le géographe et économiste Sébastien Rioux dans l’introduction de Dans le rouge (M éditeur, 2019, 192 pages), un ouvrage collectif marqué à gauche sur les enjeux liés à l’endettement des ménages québécois.
Son collègue Mathieu Dufour enfonce le clou en ajoutant que « l’endettement personnel peut également être un frein aux velléités revendicatrices des travailleur-euses ». On ne fait pas la grève, en effet, quand on est à 200 $ de l’insolvabilité. Les patrons le savent et en profitent pour ne pas augmenter les salaires, ce qui nourrit le cercle vicieux de l’endettement.
Comment s’extirper de cette trappe financière ? Cesser de surconsommer serait assurément un bon premier pas à faire. Les pauvres, ici, c’est-à-dire le million de Québécois qui se trouvent en situation de faible revenu, ne sont pas en cause. Les autres, toutefois, ont-ils vraiment besoin de ces maisons démesurées, de ces voitures trop chères, de ces voyages dispendieux ?
Serais-je en train, écrivant cela, de faire un Pierre-Yves McSween de moi ? J’espère que non. Le comptable médiatique incarne une classe moyenne entrepreneuriale qui ne chante la simplicité volontaire qu’afin de se dégager une marge d’investissement. McSween, c’est du petit capitalisme pour tous, c’est Séraphin investisseur. C’est une recette pour tirer profit d’un système toxique. Ma perspective relève plutôt d’un véritable épicurisme incitant à distinguer les vrais plaisirs des faux et à chercher le bonheur et la liberté ailleurs que dans les biens matériels.
Un problème collectif
Les collaborateurs à Dans le rouge vont plus loin et ils ont raison. Ils montrent, comme l’écrit Rioux, « que l’endettement n’est pas un phénomène individuel ancré dans la mauvaise gestion financière personnelle, mais une relation sociale caractéristique du capitalisme financiarisé ». Depuis 40 ans, le pouvoir d’achat des Québécois s’effrite. Une foule de décisions politiques d’inspiration néolibérale ont fait augmenter la précarité : réforme de l’assurance chômage, politiques d’équilibre budgétaire, lois spéciales de retour au travail, resserrement de l’accessibilité à l’aide sociale, maintien d’un salaire minimum trop bas, augmentation des droits de scolarité, recul de l’accès à de bons régimes de pension et assouplissement des conditions d’emprunt hypothécaire (avec augmentation du prix des maisons à la clé).
« À mesure que s’effritait la condition salariale, explique la sociologue Julia Posca, la carte de crédit s’est imposée comme un instrument de paiement courant et un moyen pour les salarié-es de soutenir leur pouvoir d’achat — plutôt que de simplement le compléter. » Les patrons et leurs alliés politiques veulent payer les salaires les plus bas possible, tout en continuant de faire rouler l’économie à leur bénéfice. Le crédit est leur sésame : payant pour eux, il s’avère de plus un outil de soumission des salariés.
Quand les tenants de la gauche économique font appel à une intervention de l’État pour renverser cette situation, ils se font répondre que l’ampleur de la dette publique interdit ce recours. Le politologue Philippe Hurteau démolit brillamment cette argumentation en montrant que la dette québécoise, maîtrisée, n’est pas un obstacle à une intervention étatique favorable à la justice sociale.
Cette intervention passerait notamment, selon Rioux, par une hausse du financement public des études postsecondaires, par une augmentation des salaires minimums et autres, par une bonification de l’assurance-emploi, par des politiques d’accès au logement, par un meilleur financement des retraites, par la lutte contre l’évasion fiscale, par la hausse des taux d’imposition des plus riches et, possiblement, par la création d’une banque publique. Il ne s’agit pas de faire crédit à la surconsommation, mais d’affranchir le monde ordinaire de l’esclavage de l’endettement.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.