Peur des politiciennes
La libérale Catherine McKenna pensait avoir tout vu quand, en octobre dernier, la vitrine de son bureau de campagne a été barbouillée d’un graffiti obscène. Réélue trois jours auparavant, la ministre de l’Environnement avait espéré qu’une fois le scrutin passé, les attaques se seraient calmées un peu. Ébranlée, elle n’a pu cacher son exaspération. « Il ne s’agit pas de moi, il s’agit du genre de politique que nous souhaitons voir dans notre pays. […] C’est comme les trolls sur Twitter, cela doit cesser », a-t-elle lancé.
Des politiciennes de toutes tendances sont victimes de menaces, d’attaques personnelles et de commentaires misogynes sur les plateformes en ligne, en particulier Twitter. Plusieurs en reçoivent aussi par la poste ou se font même apostropher en public, comme l’a été Mme McKenna à la sortie d’un cinéma en compagnie de ses enfants. La police a même cru nécessaire de renforcer pendant un temps la sécurité autour d’elle.
Les hommes politiques aussi sont victimes d’abus sur Twitter, et ils l’auraient été presque autant que les femmes durant les trois dernières semaines de la dernière campagne fédérale, a constaté le Social Media Lab, de l’Université Ryerson. À l’aide d’algorithmes conçus pour dénicher les messages hostiles et injurieux sur Twitter, le laboratoire a passé en revue près de 350 000 gazouillis en anglais destinés à 1118 candidats. Une analyse préliminaire n’a pas permis d’observer une différence importante entre la proportion des tweets offensants reçus par les femmes et celle des tweets offensants reçus par les hommes, note par courriel le directeur de la recherche, le Dr Anatoliy Gruzd. Il précise que les injures visaient beaucoup les chefs et étaient généralement associées à des enjeux particuliers.
La lutte contre les changements climatiques en est un bon exemple, ce qui met Mme McKenna dans la ligne de mire. Les attaques à son endroit ont atteint un sommet le 1er avril 2019, quand la taxe sur le carbone est entrée en vigueur dans quatre provinces, a d’ailleurs constaté le doctorant Conor Anderson, du Climate Lab de l’Université de Toronto, qui a passé en revue tout le fil Twitter de la ministre.
Le fait que Mme McKenna soit une femme influence le ton des messages. Il est démontré que plus une femme a du pouvoir, plus on se montre agressif à son endroit. Et quand il est question du climat, c’est pire. Le surnom « Climate Barbie », lancé par le média de droite Rebel et repris aux Communes par le conservateur Gerry Ritz, est devenu un mot-clic qui a alimenté des attaques sexistes contre la ministre. Rien de surprenant. Selon une étude réalisée par des chercheurs suédois en 2014, il y aurait une corrélation entre négation des changements climatiques et volonté de préserver le statu quo, y compris pour ce qui est du rapport entre les sexes.
Le Dr Grudz, lui, a prévu de pousser plus loin l’analyse des messages de la dernière campagne car, au-delà des chiffres, il y a le ton. Il veut déterminer si le contenu des messages visant les femmes était plus centré sur le genre. On pourrait aussi se demander, à la lumière des témoignages de nombreuses femmes politiques, si les attaques à leur endroit sont plus violentes et insécurisantes.
En Grande-Bretagne, plus d’une quinzaine de députées ont décidé de ne pas se représenter aux élections du 12 décembre prochain. Plusieurs ont invoqué l’anxiété que leur causent les menaces et la violence en ligne. Députée depuis 18 ans, la ministre Vicky Morgan est l’une d’elles.
Mettre fin à sa carrière politique a effleuré l’esprit de Catherine McKenna. Parce qu’elle n’est pas seule dans ce bateau, rappelle-t-elle en entrevue. Il y a ses trois enfants, ses proches… Mais partir, dit-elle, ne serait une victoire que « pour ceux qui ne veulent pas voir de femmes fortes en politique ». Elle n’entend pas non plus se retirer des réseaux sociaux, car ils lui permettent de rester en contact avec sa communauté. Et parce qu’elle refuse de se taire.
Elle reconnaît cependant que « c’est difficile et [que], si les choses ne changent pas, cela pourrait avoir une incidence » sur la présence des femmes en politique et leur façon de faire leur travail. L’effet se fait déjà sentir, surtout pour celles qui en sont venues à craindre pour leur sécurité ou celle de leur personnel. Comme la députée néodémocrate Jenny Kwan, qui a fait installer un bouton d’alerte dans son bureau de circonscription. Ou la ministre Mélanie Joly, dont l’accès à son bureau local est surveillé.
Le whip libéral Mark Holland a reconnu, en entrevue à la CBC, que le nouveau Parlement devrait se pencher sur cette violence en ligne dont sont victimes les politiciens, en particulier les femmes. Mme McKenna pense que les différents médias sociaux devraient agir, sinon les gouvernements devront intervenir.
En attendant, M. Holland invite ses collègues à soigner leur langage et à éviter les attaques personnelles lors de la reprise des travaux parlementaires, le 5 décembre prochain. Ce serait un début, mais en seront-ils capables après la campagne négative dont ils viennent de sortir ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.