Appliquer le règlement jusqu’à l’absurde
L’histoire a eu des échos jusqu’en Europe ; elle a été rapportée par la BBC et le New York Times. Émilie Dubois est cette doctorante originaire de France qui a vu sa demande de certificat de sélection rejetée par le ministère de l’Immigration au motif qu’elle n’avait pas suivi son programme d’études au Québec entièrement en français. Un chapitre de sa thèse de doctorat en biologie cellulaire et moléculaire n’avait pas été rédigé en français. Une fois l’histoire rendue publique, le ministère a finalement accepté sa demande. Mais l’incident a joué comme un révélateur du caractère kafkaïen des règles en matière d’immigration telles qu’elles sont appliquées au Québec.
L’histoire d’Émilie Dubois est révélatrice d’un mal plus profond. Celui du formalisme poussé à l’absurde. Par-delà le caractère ridicule de la décision transparaît cette approche tatillonne, axée sur les détails et la lettre, plutôt que sur l’esprit des lois et les règlements. Des processus décisionnels qui semblent régis par une obligation de laisser les neurones au vestiaire.
L’interprétation des règlements
L’interprétation tatillonne des textes de lois et de règlements est un fléau profondément ancré dans l’ADN de l’État bureaucratique. Le phénomène est difficile à mesurer, car il se révèle habituellement à la faveur d’une décision particulièrement aberrante qui, pour cette raison, est médiatisée. Autrement, les victimes de ces interprétations étroites et formalistes souffrent en silence.
Lorsqu’on doit appliquer un règlement, il faut donner un sens au texte afin de déterminer ce qu’il impose, permet ou interdit. Il faut aussi et surtout qualifier la situation concrète à laquelle il s’applique. Lorsqu’on suit une démarche rigoureuse et prend des précautions minimales, on diminue les risques de rendre des décisions qui peuvent discréditer l’ensemble du processus.
Pour interpréter un règlement, on peut s’en tenir à une lecture littérale du texte. On peut aussi avoir recours à la méthode pragmatique en portant attention aux conséquences de chacune des interprétations possibles du texte. On vise alors à apporter une solution appropriée à la situation visée par le règlement. Une telle attitude porte à éviter de donner au texte un sens qui produit des effets absurdes, déraisonnables, inéquitables ou illogiques. De même, on doit garder à l’esprit que le sens d’une disposition réglementaire se révèle à la lumière de son contexte. De plus, l’interprète doit chercher à éviter, dans la mesure du possible, l’incohérence ou la contradiction. Par-dessus tout, il ne faut pas perdre de vue la nécessité d’appliquer le règlement en fonction de son objet ou de sa finalité.
En somme, ceux qui sont chargés d’appliquer les règlements ne peuvent s’en tenir à une démarche purement mécanique. Il leur incombe de tenir compte du sens des règles à appliquer en fonction de l’ensemble des éléments de contexte. Sinon, le risque de décision arbitraire s’accroît.
Le processus d’interprétation et d’application des règlements suppose surtout une capacité de qualifier adéquatement les situations de fait auxquelles doit s’appliquer la règle. Pour effectuer cette qualification de manière à respecter les droits des personnes impliquées, le décideur doit être en mesure d’agir en toute indépendance et un mécanisme de révision et d’appel doit garantir le caractère raisonnable de la décision.
Impératifs bureaucratiques
Dans l’État bureaucratique, il arrive trop souvent que des impératifs de toutes sortes viennent s’interposer dans l’interprétation et l’application des règles. Par exemple, au nom d’un besoin de « certitude », les ministères ou organismes publics vont imposer des « lignes directrices » restreignant la marge de manoeuvre et l’espace dans lequel le décideur pourra évaluer chaque situation concrète.
Souvent, l’impératif de certitude ou la pénurie de moyens pousse à interpréter les textes de la façon la plus stricte possible. On veut éviter que des gens « abusent » du système, tirent avantage d’une porte ouverte par l’ambiguïté du texte. D’où une attitude rigide, donnant aux textes un sens extrêmement étroit auquel on s’interdit de déroger, quitte à tomber dans l’absurde. Ce qu’on obtient alors en certitude est souvent gagné au prix d’un surcroît d’arbitraire.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette persistance des bureaucraties à appliquer des processus rigides et arbitraires. En plus des contraintes de ressources, la culture organisationnelle peut engendrer des situations dans lesquelles les individus décideurs ne sont responsables que d’appliquer les « directives ». Utiliser leur bon jugement peut alors devenir un comportement à risque pour eux-mêmes.
Si l’on revient à l’exemple d’Émilie Dubois, il est plausible qu’elle ait été victime d’un processus réglementaire obsédé par un souci de certitude à tout prix des décisions. Alors dans une pareille perspective, il devient possible de tenir pour acquis que le moindre chapitre d’une thèse rédigé dans une autre langue que le français déqualifie la personne à l’égard du critère consistant à avoir terminé un programme « en français ». Cet exemple absurde témoigne de l’impérieuse nécessité de s’assurer que les règles concernant les individus sont appliquées de façon équitable, avec une connaissance suffisante des contextes et par des personnes indépendantes tenues de motiver leurs décisions. Un processus de vérification ou d’appel doit efficacement prémunir le public contre les décisions arbitraires.