Le droit pour le plus fort

Le Prix littéraire du Gouverneur général dans la catégorie « essais » a été attribué cette année au livre Le droit du plus fort, d’Anne-Marie Voisard. Un ouvrage qui dénonce l’univers oppressant du droit. Un univers où les tribunaux peuvent être pervertis pour faire taire. Le livre relate la saga judiciaire entreprise par de grandes sociétés multinationales contre l’auteur et l’éditeur du livre Noir Canada, un livre écrit par Alain Deneault qui jetait un regard critique sur les faits et gestes de grandes sociétés minières canadiennes.

Anne-Marie Voisard était aux premières loges. Oeuvrant au sein d’Écosociété, la maison d’édition qui a publié Noir Canada, elle a subi avec d’autres la multiplication de procédures, la surveillance et les longs interrogatoires dans le cadre de recours où l’on réclamait des sommes démesurées. Elle relate toutes sortes de gestes émanant d’entreprises voulant à tout prix casser les critiques développées dans un livre qui, pour l’essentiel, reprenait des faits troublants déjà mis en lumière par plusieurs observateurs.

L’affaire Noir Canada a constitué un catalyseur qui a amené le législateur québécois à adopter une législation sur les poursuites abusives. Une loi censée rétablir l’équilibre entre ceux pour qui le recours aux tribunaux est une mini-dépense déductible d’impôts et ceux qui sont susceptibles d’y laisser leur dignité. À l’usage, on s’est rendu compte que ces protections contre les recours abusifs sont au mieux dérisoires.

Procédures sans limites

 

La procédure judiciaire est en effet « un ressort pour les assauts répétés du pouvoir, sa bêtise obstinée et ses efforts pour inventer sans cesse des exigences absurdes ». L’auteure évoque combien il est facile d’y multiplier les allégués et de s’en réclamer ensuite pour multiplier les interrogatoires sans fin et les demandes de documents. Des requêtes qui surviennent en dehors de toute forme de gestion de l’instance et surtout en l’absence d’une quelconque médiation de la part d’un juge.

Car ce qui frappe dans cette saga est le temps qu’il faut pour arriver à l’étape où un juge pourra examiner les prétentions des protagonistes, sonner la fin de la récréation et exiger que l’on s’en tienne à des demandes qui ont un rapport démontrable avec les questions en litige. L’auteure observe qu’aucun critère ne permet d’apprécier la légitimité des multiples demandes qui peuvent survenir dès lors qu’une partie a enclenché une procédure.

Anne-Marie Voisard montre à quel point « le dispositif judiciaire, dont on aurait été en droit d’espérer qu’il tende à atténuer les déséquilibres entre les parties, introduit, voire exacerbe entre les justiciables des dissymétries insurmontables. »

Les critiques sur les dérives associées à la gestion de l’instance civile par les avocats sans intervention du juge sont saisissantes. Alors que le livre Noir Canada aligne des faits troublants et revendique que les autorités canadiennes fassent la lumière, les poursuivants lui reprochent de ne pas avoir fait un travail selon les méthodes d’établissement des faits qui sont attendues d’un « journaliste raisonnable ». On mobilise les discours (parfois excessifs) sur l’éthique journalistique pour fonder des demandes et interrogatoires-fleuves qui se solderont par la suppression du livre de l’espace public.

Les règlements à l’amiable

Car ce « droit du plus fort » ne s’impose pas tellement par les procès et le propos des juges. Il se manifeste en amont, au cours des étapes préalables au procès qui peuvent durer assez longtemps pour venir à bout des ressources des parties les plus faibles. Surtout, il se manifeste dans cette justice qui se présente de plus en plus comme une justice « négociée ».

Faisant écho à ce supposé changement de culture enchâssé en 2016 dans la révision du Code de procédure civile du Québec, l’auteure démonte les travers de ces prétentions à une justice « participative », cette idée qui séduit aussi bien les tenants ultra-libéraux de la bonne gouvernance, « pressés d’assigner un rôle réduit aux tribunaux étatiques », que les progressistes à la recherche d’une justice alternative, moins autoritaire et à visage humain.

Devant l’ampleur des obstacles que ceux qui en ont les moyens sont en mesure de dresser sur le chemin conduisant au juge, les plus faibles n’ont pratiquement d’autre choix que de se résoudre à la recherche d’un règlement du litige en dehors du regard du juge. Dans le cas de Noir Canada, l’incertitude du droit découlant notamment du caractère excessif des lois censées protéger la réputation, conjuguée à la disproportion des moyens, a contribué à pousser le procès vers des « modes alternatifs » de règlement.

Le récit d’Anne-Marie Voisard permet de constater l’effet concret de ces processus « alternatifs ». Ils ont bel et bien livré le résultat recherché par ceux qui étaient résolus à faire censurer le livre Noir Canada. Dans une troublante déclaration commune annonçant le règlement à l’amiable de la poursuite, on peut lire que « Écosociété met fin à la publication et à l’impression de Noir Canada et a effectué un paiement significatif à Barrick ». En somme, le système judiciaire aura permis d’épuiser assez longtemps les auteurs et l’éditeur pour obtenir le retrait du livre controversé. Le système judiciaire est ainsi configuré que le juge arrive trop tard, lorsque les forces de la partie la plus faible sont à bout de souffle. Le système ne permet pas de départager les prétentions, il fonctionne de manière à épuiser les parties les plus faibles.

Ce sont ces dysfonctionnements que décortique le livre d’Anne-Marie Voisard. Un ouvrage qui passionnera ceux qui s’interrogent sur les limites du droit et du système judiciaire dans la société contemporaine. C’est surtout un propos qui invite les juristes à une saine humilité.

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