La censure en Europe
En matière de protection des droits fondamentaux, il y a des différences entre les approches européennes et celles qui prévalent ici. Une décision rendue fin septembre par la Cour de justice de l’Union européenne illustre à quel point le droit européen fait prévaloir le droit des individus à leur vie privée, au point de reléguer la liberté d’information à un détail secondaire.
Le plus haut tribunal européen avait à se prononcer sur les conditions d’application du « droit à l’oubli » reconnu en Europe. La réglementation européenne reconnaît en effet aux individus le droit d’invoquer les lois sur la protection de leurs données personnelles pour exiger la suppression de liens hypertextes menant à des documents autrefois publiés qu’ils estiment leur être préjudiciables. Ce droit vaut même à l’égard des informations à caractère public de même qu’à l’égard de celles qui ne contreviennent à aucune loi.
La Cour devait décider dans quelle mesure on pouvait exiger la suppression d’un lien vers un photomontage satirique publié dans le cadre d’une campagne électorale relative à une personne qui avait changé de fonction. Une autre demande visait les liens vers un article de presse relatif au suicide d’une adepte d’une secte dans laquelle le requérant cité avait été responsable des relations publiques. Une autre encore était relative à une personne condamnée pour agressions sexuelles sur mineur. Tous ces gens demandaient que l’on censure les liens hypertextes vers des articles de presse relatant de façon licite les événements publics dans lesquels ils avaient été impliqués.
La Cour part de la prémisse que l’exploitant d’un moteur de recherche est responsable de l’affichage des liens apparaissant dans la liste des résultats présentée aux internautes à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne physique. Dès lors qu’un lien hypertexte conduit à un document susceptible de nuire significativement aux droits de la personne concernée au respect de sa vie privée et à la protection des données à caractère personnel la concernant, le moteur de recherche est tenu de purger le lien des résultats de recherche. Peu importe que les liens mènent à des informations parfaitement conformes aux lois. Cette obligation vaut tant que le moteur de recherche n’est pas en mesure de démontrer que le maintien de l’hyperlien est justifié par la liberté d’information.
Liberté d’information
Par conséquent, lorsque l’exploitant d’un moteur de recherche reçoit une demande de déréférencement portant sur un lien vers une page Internet sur laquelle des données personnelles sensibles sont publiées, il doit vérifier si l’inclusion de ce lien dans la liste de résultats, qui est affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom de cette personne, s’avère strictement nécessaire pour protéger la liberté d’information des internautes potentiellement désireux d’avoir accès à cette page Internet au moyen d’une telle recherche.
En somme, le moteur de recherche doit se mettre à évaluer si la liberté d’information justifie le maintien d’un lien vers le document dont on se plaint. Une telle approche peut sans doute avoir du sens lorsque le lien hypertexte mène à un document qui contrevient à la loi. Mais en droit européen, on ne voit pas de problème à censurer un lien menant à un document par ailleurs conforme à la loi. On impose à un moteur de recherche propriété d’une entreprise privée l’obligation d’évaluer si, par exemple, un article de journal, même s’il ne contrevient à aucune loi, est encore « pertinent » pour le public. Quelle saisissante illustration de la primauté accordée en droit européen au droit des individus de revendiquer la censure des informations publiques au nom de leur vie privée.
Le droit canadien est différent
Cet exemple en dit long sur les défis de la régulation d’Internet dans le monde virtuel de moins en moins sensible aux frontières. Premièrement, cela illustre l’ampleur des pouvoirs que les autorités européennes acceptent d’abandonner aux grandes entreprises qui dominent Internet. En Europe, là où on est pourtant si critique de l’ampleur des pouvoirs exercés par les géants du Web, on n’a pas d’états d’âme à postuler qu’un moteur de recherche a la faculté de censurer des liens vers des contenus conformes aux lois dès qu’un individu le demande. Deuxièmement, le droit européen admet la censure d’hyperliens conduisant à des informations publiques dès lors que celles-ci portent sur un individu. La distinction pourtant fondamentale dans plusieurs pays démocratiques entre les informations relevant de l’intimité et celles qui relèvent des affaires publiques est ignorée.
En droit canadien, les tribunaux ont à ce jour refusé de tenir pour acquis qu’un opérateur d’Internet peut censurer un contenu qui ne contrevient à aucune loi. Les protections constitutionnelles reconnues au Canada postulent que le droit d’accéder à des informations ou de les recevoir ne peut être restreint que par la loi. Il est dès lors inconcevable que l’on puisse exiger de censurer un lien hypertexte menant à un document conforme à la loi.
La réglementation européenne est la plus avancée en matière de protection des données personnelles. Elle tend à s’imposer comme le standard mondial en la matière. Mais il est inquiétant que le droit de la protection des renseignements personnels européen soit si prompt à imposer la censure des informations publiques au lieu de renforcer les protections essentielles pour les informations relevant vraiment de l’intimité. Cela le rend non exportable dans les pays qui accordent de l’importance au droit du public à l’information.