Un cas de cannibalisme

Le 29 octobre 1828, au port de Québec, un voilier à deux mats, le Granicus, lève l’ancre. À son bord, le capitaine et son équipage, soit une vingtaine d’hommes, de même que des passagers, dont trois femmes et deux enfants. En cale, le navire transporte une cargaison de bois, comme en transporteront sur le Saint-Laurent, jusque dans les années 1960, des milliers de goélettes.

Arrivé à la hauteur de l’île d’Anticosti, là où les fonds deviennent dangereux, le navire doit être évacué. Sur le fleuve, en cette saison, il fait déjà froid. À moins d’être une oie, on n’y survit pas. Les passagers du Granicus ont, pour assurer leur salut, l’espoir d’atteindre, grâce à une barque, un refuge d’hiver sur l’île, un endroit bien connu des marins où ils pourront, tant bien que mal, espérer des secours en priant.

Placide Vigneau, gardien de phare de l’île aux Perroquets, a raconté la suite. Il prétend rapporter fidèlement les faits dont a été témoin Basile Giasson, un vieux capitaine des îles de la Madeleine.

Porté par les flots du printemps de 1829, Giasson était parti en mer avec ses hommes, faisant cap sur Natashquan, afin d’y chasser le loup-marin. Victime de vents défavorables, manquant bientôt d’eau douce, bref sans succès dans sa quête de phoques, le capitaine décide de s’arrêter, avec son équipage, aux abords d’Anticosti. Là, ils trouvent une barque abandonnée et décident de se pointer le nez au refuge de la baie du Renard.

« En ouvrant la porte, nous aperçûmes des tas de débris, coeurs, fressures et boyaux et, accroché au plafond, six cadavres éventrés, la tête coupée ainsi que les bras et les jambes, à la jointure du coude et du genou, et une barre de bois passée à travers les cuisses pour les tenir ouvertes. »

Jamais, dira le vieux capitaine Giasson, il ne put oublier l’horreur qui s’empara de son équipage lorsqu’il comprit que ces corps mutilés appartenaient au genre humain. « Nos cheveux devinrent à pic sur nos têtes et semblaient soulever nos casques. »

Cette triste histoire de cannibalisme à l’île d’Anticosti était le résultat, du moins en partie, de mesures d’austérité économiques imposées par le gouvernement. Pour réduire les coûts de surveillance du fleuve, ce refuge d’hiver, normalement pourvu du minimum vital pour les malheureux contraints de s’y réfugier, avait été abandonné. En faisant l’effort d’arriver jusqu’au refuge, croyant encore pouvoir échapper à la mort, les rescapés du naufrage du Granicus ignoraient qu’il n’était pourvu de rien. Ils comprirent bientôt, laissés à eux-mêmes, qu’ils se trouvaient doublement piégés, tant par l’hiver que par la faim.

Des centaines de navires, au fil du temps, ont fait les frais des difficiles conditions de navigation aux environs d’Anticosti. En témoignent encore les nombreuses épaves qui jonchent les rives de cette île enchanteresse. Mais à Anticosti même, les capitaines d’industrie, eux, n’ont jamais eu à craindre de faire naufrage. La puissance de l’État aura toujours été, à leur endroit, d’une servilité sans nom, faisant même barrage de tout le corps de son administration, au besoin, pour qu’ils n’aient jamais à craindre d’être mangés.

Au temps de la toute-puissance d’Henri Menier, le château dans lequel vivait en toute modestie ce seigneur du chocolat ramène ce territoire insulaire aux réalités de la féodalité. Le château Menier est incendié en 1953 par les nouveaux seigneurs du lieu, la Consolidated Paper Corporation, une industrie papetière qui va muter en de nouvelles entités, bientôt des propriétés de la famille Desmarais, tout en maintenant une sorte de relation féodo-vassalique au milieu de cet espace magique.

 

Anticosti sera offerte, ces dernières années, à l’industrie pétrolière pour être transformée en gruyère. Les partis politiques dominants ont tous appuyé, du moins pendant un temps, ce rêve pétrolifère, même s’il risquait de réduire en poussière cette réserve écologique unique.

Peu importe leur couleur, les partis ont construit un impérieux besoin de conformité les uns avec les autres, sachant que les puissants auxquels ils sont redevables sont en quête de relais, afin d’être les premiers bénéficiaires autorisés par leur laisser-faire.

L’ensemble de la classe politique, nos délégataires, se met ainsi sans cesse à plat ventre devant ces gens, au mépris du territoire et de ses citoyens. Et cela va bien loin. Lorsque l’État, par exemple, a finalement abandonné le projet pétrolier d’Anticosti, dénoncé de tous côtés, il s’est tout de même retrouvé à payer la note de son approche productiviste et marchande en dédommageant ceux qui entendaient forer.

L’île d’Anticosti, quand on y regarde de près, a toujours été à vendre, pourvu qu’on y mette le prix. Même les nazis, en 1937, ont bien failli mettre la main dessus.

Faut-il s’étonner maintenant qu’un gouvernement, fort peu sensible à l’environnement, doive se faire prier de faire entrer cette île dans le club prisé des joyaux du monde patronnés par l’UNESCO ? Le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, a d’abord rendu un avis défavorable à la simple idée de protéger ne serait-ce que le pourtour de l’île, incapable de concevoir la valeur universelle exceptionnelle de tels paysages, autant que de son riche patrimoine géologique et paléontologique. Il fallait plutôt, à en croire le ministre, que la puissance publique s’assure en priorité du maintien des activités des compagnies forestières…

L’île d’Anticosti est l’illustration, depuis toujours, d’une exploitation servile, mise au service de l’appétit pécuniaire de quelques-uns. Comment peut-on espérer s’envisager dans l’avenir comme collectivité lorsqu’on se trouve ainsi toujours réduit à se manger soi-même ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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