Une culture à la 25e heure

Le chanteur Pierre Lapointe appelle depuis plusieurs jours l’État à défendre l’industrie culturelle menacée par les grandes plateformes venues d’ailleurs. ​Animateur du Premier Gala de l’ADISQ, il revenait à la charge mercredi. D’autres renchériront sans doute dimanche.

Le milieu culturel attend beaucoup du fédéral après la réélection de Justin Trudeau. Dans le secteur musical en particulier, bien des artistes francophones, faute de ratisser la large audience, s’appauvrissent depuis la diffusion de leurs œuvres en ligne. Une loi pour taxer l’accès aux géants du Web avec réinvestissement dans le contenu créatif national est attendue de pied ferme. On est à la 25e heure et les atermoiements ont trop duré.

Dans ce contexte de mutations sans garde-fous, je me suis plongée dans l’essai La culture enclavée (Somme toute), du Montréalais Claude Vaillancourt, qui soulève des questions essentielles à mes yeux. L’auteur s’interroge sur la place de l’art dans nos univers dématérialisés obsédés par le succès. Au sommet : les œuvres commerciales procurant des émotions fortes à défaut de stimuler les esprits.

Claude Vaillancourt est un écrivain et un militant altermondialiste. Ce livre percutant naquit d’une frustration : au moment où l’offre est plus diversifiée et accessible que jamais, toutes plateformes unies, l’intérêt pour la culture ne s’accroît guère. « Les jeux vidéo et les médias sociaux deviennent les principales occupations d’un public toujours plus grand et détournent leurs adeptes d’expériences culturelles singulières et variées », constate-t-il à regret. S’offrir le loisir de lire et de laisser les grandes œuvres de tous horizons nous traverser devient synonyme de perte de temps. Et ce, dès les bancs d’école sur lesquels les élèves sont poussés à se spécialiser de bonne heure, sans initiation réelle à l’art salvateur.

Un chemin semé d’embûches

Tandis que la distribution des œuvres se voit transformée de fond en comble par l’assaut numérique, le lucratif marché du loisir détourne la culture de sa vocation première. Il lui colle des impératifs de rentabilité plus impérieux que jamais, avec souvent virage à l’anglais pour accroître son pouvoir d’attraction. Pour quelques têtes d’affiche en pleine lumière, les noms d’autres artistes de haut talent s’effacent du tableau de bord.

Au Québec, plusieurs créateurs, plus instruits que leurs parents, pris de malaise face au fossé générationnel creusé, ont beaucoup témoigné du vide culturel de leur berceau d’origine en forçant le trait. Oubliant parfois au détour de jouer les éclaireurs de modernité. Des œuvres fragiles se fraient pourtant un chemin raboteux vers la lumière.

« Les médias, quant à eux, luttent aussi pour leur survie. Tenter sa chance, faire connaître des artistes marginaux, voire peu connus, et surtout éduquer le public deviennent des facteurs de risque alors que leur avenir dépend de taux de fréquentation élevés », énonce-t-il à bon escient.

Douloureux constat : « Ni les efforts menés en faveur de l’offre culturelle, ni l’élévation du niveau de diplôme et du pouvoir d’achat, ni le développement des médias électroniques et des industries culturelles n’ont accru de manière considérable les amateurs éclairés de littérature, de théâtre ou d’art contemporain. »

En noircissant un peu le portrait, l’auteur voit les grandes villes présenter les mêmes films, les mêmes comédies musicales, les mêmes spectacles de cirque, les mêmes rock stars anglo-saxonnes, tout en tirant fierté de cette forme de colonialisme culturel.

Or, comme il l’évoque : « Depuis toujours, la vie culturelle des peuples dépendait de leur propre production ; sans musique faite sur place, sans contes et légendes en provenance des lieux mêmes, sans une architecture naissant des pierres et de la forêt de la région, sans images et ornementations conçues par des artisans des environs, les arts n’auraient pas pu naître et se développer. »

À son avis, les pistes de solution passent par une volonté active de l’État, de l’école, des médias et d’artistes invités à entrer plus nombreux en résistance. Aussi par une mutation du système économique, moins utopique qu’il n’y paraît.

Il imagine un monde libéré des chaînes du néolibéralisme par nécessité écologique. « Toute transformation de notre modèle économique aura d’importantes répercussions sur la culture », estime Claude Vaillancourt à raison.

De fait, tôt ou tard, les coups de barre pour soulager la planète de ses maux vont métamorphoser des modes de production apparemment immuables. La culture pourrait alors se libérer de concert, plus riche, plus diversifiée, plus fécondante aussi. Dans les couloirs secrets de nos nébuleux avenirs, le pire comme le meilleur pourraient converger. « Pourquoi ne pas courir le risque de croire malgré tout ? » lance-t-il en pari pascalien. « Vivre sans espoir, c’est cesser de vivre », estimait Dostoïevski.

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