Incommunicabilité espagnole

Les manifestations monstres dans les rues de Barcelone depuis des années, tout comme celles de Hong Kong jusqu’à la fin de l’été, étaient à 95, voire à 99 % pacifiques. En Catalogne, dans la séquence qui commence en 2012 avec les grandes mobilisations indépendantistes — les plus grandes de l’Histoire contemporaine, dans un « pays » de 7 millions d’habitants — et en y incluant même le 1er octobre 2017 (jour du référendum avorté et matraqué par la Guardia civil), ces manifestations étaient restées, virtuellement, à 100 % pacifiques…

Cela n’est plus vrai depuis le 14 octobre 2019, jour de la condamnation des leaders indépendantistes à de très lourdes peines de prison… Cette condamnation a indigné la grande majorité de l’opinion catalane. Elle a aussi « libéré » une minorité radicale, aujourd’hui sortie de sa retenue.

Même si cette « guérilla urbaine » reste ultraminoritaire — la presse catalane parle de 2000 jeunes activistes d’extrême gauche — par rapport aux multitudes qui, depuis des années, réclament par des manifestations et des pétitions le droit de voter, la dérive actuelle exprime une frustration devant l’impasse. Elle permet également au reste de l’Espagne d’y voir la preuve — « Ah ah ! on vous l’avait dit, ils sont comme ça… » — du caractère intrinsèquement néfaste, dangereux, violent même, du mouvement catalan.

Un texte comme l’éditorial publié ce samedi par le quotidien El País — grand journal de centre gauche, très influent en Espagne, plutôt modéré par rapport à d’autres publications comme La Razón ou ABC — est extrêmement éclairant.

Cet article montre que la virulence anticatalane — et plus fondamentalement, l’incapacité d’entendre, de communiquer et de débattre du fond — est aujourd’hui partagée par tous les Espagnols non catalans, ou presque.

Quelques extraits de ce bijou…

« La stratégie indépendantiste d’instrumentalisation de la sentence […] cause aujourd’hui un grave problème d’ordre public. »

« Les forces indépendantistes sont auto-absorbées dans la culture narcissique de leur image de démocrates et de pacifistes. »

« Les incendies et les barricades […] montrent qu’au-delà de l’organisation de scénographies de masse, les forces de l’indépendance, dans l’ivresse de leurs rêves, sont incapables d’avancer une solution politique au problème qu’elles ont elles-mêmes créé, et qui dégénère de manière alarmante. »

Et sur Quim Torra, le président catalan indépendantiste, un radical il est vrai, que le premier ministre espagnol, Pedro Sánchez, refuse d’avoir au téléphone sous prétexte qu’il a été trop mou dans sa condamnation des violences, El País est sans appel : c’est « un incapable qui doit démissionner ».

Peut-être le plus capable, aujourd’hui, de vraiment dialoguer au nom des nationalistes catalans, c’est celui qui a reçu lundi dernier le coup de massue le plus démesuré : 13 années de réclusion.

Dans une interview publiée le même samedi par le quotidien El Periodico de Catalunya, Oriol Junqueras déclare :

« On nous a appliqué un droit pénal réservé aux ennemis. Ce qui, plus qu’une attaque contre nous, va à l’encontre de leur propre démocratie. »

« L’État […] commet une erreur grave. Nous ne disparaîtrons ni ne démissionnerons durant ces années de prison. Chaque jour, nous sommes plus nombreux. L’État va être obligé de s’asseoir ; il nous faut rendre inévitable cette issue. Nous n’abandonnerons aucun outil pacifique […] pour le forcer. La mobilisation permanente et la désobéissance civile doivent devenir des outils aussi essentiels que le dialogue institutionnel et notre plaidoyer à l’international. »

Réduisant le sursaut catalan à une « sédition » et à une « désobéissance » (mots hurlés mille fois à Madrid, pour toute réponse à la requête catalane), à un problème de « maintien de l’ordre », refusant d’entendre le point de vue de l’Autre tant qu’il ne sera pas rentré dans le rang, incapable même de décrocher le téléphone lorsque l’appel arrive de Barcelone… Madrid s’enfonce dans une bulle de non-communication, inapte au décentrement et à l’empathie, incapable de concevoir une réponse politique, de voir par exemple l’intérêt d’un défi référendaire relevé.

Ce piège n’enferme pas seulement le peuple catalan. Il se referme également sur l’Espagne elle-même.

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