Démonter ou pas les héros d’hier

Lundi dernier à la Grande Bibliothèque, je me suis pointée à la table ronde du forum « Entre raison et tension. L’art public à l’épreuve de la commémoration corrigée », sous l’égide de Culture Montréal. Plusieurs voix y dénonçaient à juste titre la maigre place des femmes et des minorités dans le visage urbain. Autre question névralgique : celle des oeuvres déplacées et de la toponymie réformée quand les héros célébrés ont trop de squelettes dans le placard.

Rappelons qu’en février 2016, le nom de feu Claude Jutra avait été effacé à la fine épouvante de tous les lieux publics, prix, galas, parcs et salles à son enseigne. Le cinéaste de Mon oncle Antoine, dans l’émoi suivant des allégations d’actes de pédophilie passés, était devenu un proscrit. Sa statue hommage L’homme-caméra par Charles Daudelin, célébrant aussi le centenaire du cinéma, couverte de graffitis, avait été bientôt retirée de son parc par la Ville, qui la préserve dans ses voûtes. Victime collatérale, que cette sculpture.

Depuis lors, les mouvements d’appui des minorités et des femmes ont transformé l’univers culturel. Des icônes jadis intouchables doivent répondre, mortes ou vives, de leurs crimes. Sans oublier la remise en cause de monuments aux politiciens d’hier jugés racistes, sexistes ou impérialistes.

Ces exécutions sommaires se déroulent à la vitesse foudroyante des médias sociaux, en soulevant des questions brûlantes au détour. Du moins, ce forum s’y attardait-il.

À la table ronde de lundi, les positions des panélistes allaient du devoir de refaçonner le paysage urbain selon nos valeurs actuelles à celui de préserver la mémoire de l’histoire pour apprendre à la décoder. Francyne Lord, à la Commission permanente d’art public de Culture Montréal, me disait espérer que le colloque fasse avancer la réflexion et les actions des élus en ces temps de bouleversements socioculturels.

L’art et la morale

Le courant actuel de révisionnisme atteint surtout l’Amérique du Nord, mais l’Europe d’après-guerre avait dû trancher dans sa cour. Aucune place publique n’arbore en France une statue de Pétain, ni en Allemagne un buste d’Hitler. Question de décence.

Plus dernièrement, dans le sud des États-Unis, certains monuments aux héros confédérés furent retirés de la circulation. La statue de l’ancien premier ministre canadien John A. Macdonald, considéré comme un suprémaciste blanc, était déboulonnée à Victoria, tandis que sa consoeur, vandalisée à ses heures, demeurait sur son socle à Montréal. Ça se joue au gré du vent.

« Les débats en cours ne portent pas sur la valeur d’une oeuvre, mais sur la morale, me précisait l’avocat François Le Moine. L’artiste ou sa succession conserve pourtant des droits sur celle-ci. »

Les enjeux sont complexes, souvent légaux, mais liés aux capricieux affects de chaque société. La place de l’art là-dedans semble balayée. Inquiétant constat !

Harriet F. Senie, directrice de maîtrise et enseignante au Département d’histoire de l’art du City College de New York, abordait la controverse autour de la statue équestre de Theodore Roosevelt. Sur ce bronze de James Earle Fraser de 1940 placé devant le Musée d’histoire naturelle de New York, l’ancien président américain est entouré d’un Amérindien et d’un Africain. « Des figures glorifiant l’oppression et le colonialisme », s’indignent ses détracteurs.

Après consultation auprès d’experts et du public, le maire de New York, Bill de Blasio, décida de laisser la statue in situ en offrant à ses ouailles un supplément d’information. Une exposition actuelle au musée replace l’oeuvre dans son contexte historique.

Aux yeux d’Harriet F. Senie, jeter une statue à terre ne résout pas les problèmes : « Il faut donner aux jeunes la possibilité de déchiffrer l’histoire. Par ailleurs, certaines oeuvres en cause possèdent une valeur artistique. » L’historienne de l’art mise à raison sur une mise en perspective davantage que sur le déboulonnage. Reste que dans certains cas, des monuments devenus trop choquants doivent être retirés des agoras. « Mais ces processus réclament du temps. »

À la Ville de Montréal, aucun protocole n’est mis sur la table. Celui-ci pourrait privilégier par exemple quelques mois de réflexion auprès de comités consultatifs avant de débaptiser une rue ou d’escamoter une statue ; histoire de manier ou pas le couperet à bon escient.

Lundi dernier, des délégués des villes de Gatineau, Sherbrooke, Longueuil et Laval assistaient au colloque, en quête de réponses aux désarrois collectifs. Si la métropole se dotait d’un plan d’action en prenant de front les enjeux contemporains entourant l’art public, elle pourrait devenir une cheffe de file au Québec et ailleurs. Chose certaine, traiter ces enjeux au cas par cas relève désormais de la position d’arrière-garde.

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