Ne tirez pas sur le «Joker»!
Au dernier Festival de Toronto, Joker, de Todd Philips, avait été mon coup de cœur. Parmi un grand nombre de productions trop formatées là-bas, ce film de transe était porteur d’une signature. Il nous arrivait auréolé du récent Lion d’or à la Mostra de Venise. Tout pour s’y ruer. L’immense acteur Joaquin Phoenix, au sommet de son art, amaigri et poussant un rire de hyène, offrait une incarnation hantée du célèbre méchant, avant ses démêlés avec Batman. Grand choc !
Or, voici que le film gagne vendredi nos salles dans la houle. Jugé trop violent, dangereux, irresponsable et tout ce qu’on voudra en sol américain, le film a déjà été pendu haut et court par plusieurs avant sa sortie.
Chacun garde en mémoire la fusillade de juillet 2012 au cinéma Aurora du Colorado lors de la projection de The Dark Knight Rises, de Christopher Nolan, précédent film mettant le Joker en scène sous les traits de Heath Ledger. 12 morts et 70 blessés : un massacre.
Des familles de ces victimes ont fait pression auprès de Warner Bros., distributeur du Joker, inquiètes à la perspective qu’un héros meurtrier, rejet amer de société, puisse inspirer des émules à marcher sur ses pas. Les policiers de Los Angeles ont promis la vigilance durant les projections. Warner a versé deux millions à des organismes qui se battent contre la violence par balles. Le studio, en mode panique, critiqué par les médias pour ça, a interdit les entrevues lors de la première du film. Il patine sur la bottine.
« Ni le personnage fictif Joker ni le film ne sont une apologie de la violence du monde réel », plaide son réalisateur.
De fait, un scélérat est un scélérat. Figure d’imagination transgressive, personnification du mal qui prend ses aises partout, celui-ci. Pas une statue pieuse trônant dans sa niche pour l’édification des foules. De toute façon, Joker se voit coté R, réservé aux plus de 17 ans ou aux jeunes accompagnés d’un adulte. Des ados essaieront de se faufiler tout de même à une séance ou l’autre. Ils sont déjà gorgés de jeux vidéo, d’hémoglobine en protéine du cinéma américain. En plus des fusillades réelles, répercutées à longueur d’année aux infos des États-Unis où le libre port d’arme paraît relever du droit sacré d’anéantir les pauvres passants. Blasés !
L’histoire du Joker ne s’arrime pas aux DC Comics ayant immortalisé le personnage. Son scénario original monte aux origines de l’antihéros à Gotham City au cours des années 1980, clown et humoriste raté vivant chez sa mère malade, raillé de tous, traumatisé par des sévices anciens, psychopathe basculant dans le crime.
Violent ? Oui, mais le sujet l’impose. Et la mise en scène imposante, la beauté des plans et de la musique, la force d’interprétation, la dénonciation d’une société hypocrite et injuste qui enfante les assassins, font de ce thriller psychologique une charge incendiaire de haut vol.
Frontières brouillées
Au TIFF, j’avais candidement pensé que les qualités du film le propulseraient au firmament des Oscar comme une fusée. Mais, hormis la statuette du meilleur acteur destinée à Phoenix, controverse ou pas, tout ce brouhaha lui nuira sans doute dans la course aux prix. L’Academy of Motion Picture, échaudée par les débats sociaux qui secouent l’industrie, marche sur des œufs.
Les frontières entre la fiction et le réel se brouillent dans l’imaginaire collectif et personne ne semble savoir sur quel bateau naviguer dans ces eaux-là. De quoi s’inquiéter pour l’avenir de la création.
Les mentalités changent, et les dernières tueries de masse au Texas et en Ohio ont particulièrement marqué les esprits. Tant mieux si des prises de conscience émergent de ces furies meurtrières. Faut-il pour autant accabler le cinéma ?
Ne soyons pas naïfs non plus : les images d’extrême violence, omniprésentes dans l’univers audiovisuel américain, ont certainement un effet sur les esprits. Chacun devient aussi ce qu’il mange. Et il est possible qu’un désaxé se serve du Joker, comme de n’importe quoi, pour actionner le détonateur de son fusil d’assaut. Le cas échéant, Donald Trump mettrait en cause une fois de plus la violence à l’écran et la maladie mentale des tueurs, sans remettre en question sa gestion déficiente du contrôle des armes à feu et ses appels à la division.
La fiction est un miroir de société, parfois lourdaud, parfois grandiose. Sans améliorer la réalité, on ne peut transformer son reflet artistique. Les vrais responsables des massacres américains : ceux qui appuient aveuglément le droit au port d’armes comme au temps du Far West, le puissant lobbying de la NRA (National Rifle Association) et le président agenouillé devant, se lavent les mains dans le sang. Les pires scélérats ne portent pas un masque de clown comme le Joker. Ils tirent à gogo sur le messager pour brouiller les pistes en nous croyant leurs dupes !