Le passé aux yeux du présent

Le fracassant retour d’images prises il y a plusieurs années lors de fêtes auxquelles participait le premier ministre sortant Justin Trudeau pose une fois de plus la question de la péremption des informations anciennes. La question revient régulièrement lorsque, pour toutes sortes de raisons, on ramène à l’avant-plan de l’actualité des déclarations passées ou des événements publics ou privés survenus il y a plusieurs années.

Dans quelle mesure la loi permet-elle que les images anciennes, les nouvelles d’autrefois, les événements enfouis dans le passé soient ramenés dans le présent ? Dans quelle mesure les personnalités publiques ont-elles le droit de s’opposer à ce qu’on déterre leur passé ?

En droit québécois, les tribunaux ont considéré qu’en certaines circonstances, on peut commettre une faute en ramenant à l’avant-scène le passé d’un individu. Le rappel d’événements survenus dans le passé a été jugé fautif lorsqu’il y a absence de démonstration d’un intérêt public de la part de la personne qui a fait la divulgation. C’est ce qui conduit certains à prétendre qu’il existe un « droit à l’oubli ».

L’intérêt public

Déjà, à la fin du XIXe siècle, un tribunal avait jugé qu’un journal avait eu tort de faire revivre certaines « accusations depuis longtemps oubliées ». Un siècle plus tard, un journal a été poursuivi par un homme pour avoir publié un article relatant le meurtre de ses enfants suivi du suicide de son épouse survenu dix ans auparavant. Le juge de la Cour du Québec a conclu que l’article publié était « sensationnaliste » et qu’il ne pouvait être justifié par l’intérêt du public à l’information.

Plus récemment, la Cour supérieure a dû trancher sur une revendication du droit à l’oubli. Le requérant poursuivait un journal pour avoir rappelé le crime qu’il avait commis deux ans auparavant. La juge a conclu que le journal n’avait pas commis de faute puisque l’information dévoilée était accessible au public. En plus, l’article portait sur l’incendie de la « piquerie » où le requérant avait jadis commis son crime ; l’information divulguée était d’intérêt public.

Dans une autre affaire, le juge rappelle qu’il est difficile pour celui qui participe à des « activités publiques de nature politique » d’invoquer un droit à l’oubli. Il explique que « celui qui est à l’origine de l’histoire ne peut blâmer d’autres que lui-même s’il n’a pas aimé qu’on parle de lui ».

La faute de violation de l’oubli telle qu’elle est reconnue en droit québécois découle de la diffusion d’une information autrefois connue, mais en conférant à celle-ci une portée temporelle et spatiale différente de celle découlant de la diffusion initiale. En vertu de la loi, ce qui est jugé fautif et punissable est la redivulgation injustifiable dans le contexte où elle se produit.

L’oubli est donc un droit pour la personne concernée lorsqu’il est jugé déraisonnable de diffuser l’information. Alors, au sens de la loi, la diffusion est jugée fautive, c’est-à-dire qui n’aurait pas été faite par une personne raisonnable oeuvrant dans des circonstances analogues. Le contexte dans lequel s’effectue la diffusion est un facteur important à évaluer pour juger du caractère fautif d’une redivulgation.

Les personnalités publiques

 

La marge de liberté reconnue à ceux qui souhaitent remettre dans l’actualité les histoires anciennes à propos de ceux et celles qui prétendent exercer le pouvoir est beaucoup plus grande. On tient pour acquis que les événements du passé d’une personnalité publique ou sollicitant la confiance de la population sont pertinents pour juger de sa sincérité. Mis en contradiction avec son passé, celui qui veut gagner la confiance du public devra fournir des explications. Tout le monde peut changer, mais lorsqu’on sollicite la confiance de ses semblables, il faut leur permettre de connaître ce qu’on était autrefois afin de leur donner la chance de juger ce qu’on est désormais devenu.

Mais l’environnement technologique contemporain rend plus facile que jamais d’enregistrer et de conserver les moindres parcelles d’information. De plus en plus de gens se demandent s’il ne devrait pas y avoir des règles plus strictes à l’égard de la péremption de l’information relative à nos faits et gestes du passé. Il y a depuis longtemps des lois qui protègent les personnes mineures contre la prise en considération de leurs erreurs du passé. Faut-il aller plus loin ?

Il est difficile de prévoir ce qui pourra être considéré comme pertinent à l’avenir. Rendre le passé effaçable à volonté, c’est donner ouverture à la réécriture de l’histoire selon les goûts et les croyances d’aujourd’hui. Mais les faits et gestes d’aujourd’hui peuvent prendre une autre dimension à l’avenir. Alors, le droit de ramener le passé dans le présent ne devrait-il pas être assujetti à un devoir de contextualiser ? Juger avec les yeux d’aujourd’hui des situations s’étant déroulées dans un autre contexte sociohistorique comporte de sérieux risques. Cela revient à imposer de manière rétroactive des devoirs qui pouvaient n’être même pas concevables à l’époque où les gestes ont été faits.

On peut convenir que la loi ne peut obliger à tenir compte du contexte dans lequel ont pu se dérouler des événements anciens. Mais rien n’empêche de tenir pour acquis que la rigueur intellectuelle impose de regarder le passé en se donnant la peine de comprendre le contexte qui prévalait. Il est essentiel de juger le passé sans complaisance. Mais juger avec les yeux d’aujourd’hui sans tenir compte du contexte mène surtout au lynchage sélectif, pas aux débats sereins sur les maux du passé et les façons d’en sortir.

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