Le deuil blanc

Mon ami Pat pratique un peu le même métier que moi et il nous arrive de nous prêter l’oreille mutuellement.
— Tu as mentionné ton mari pendant dix ans dans tes chroniques. Faudrait que tu nous fasses le journal d’une divorcée.
— Ah oui ? Il me semble que c’est clair. Un déménagement, une vente de feu… Je ne vais quand même pas expliquer pourquoi.
— On s’en fout du pourquoi ; c’est toujours pareil ces histoires-là. Ton lecteur veut savoir comment tu t’en es sortie, toi ! C’est universel, ce thème. Ça touche tout le monde.
Je suis de nature plutôt docile, au fond. Suffit d’avoir les arguments et ils touchent un couple sur deux. Dix mois plus tard, j’ai décidé de plonger dans ce sujet encore délicat.
Le 21 novembre dernier, vers 19 h 30, une vague de fond a balayé notre existence, mon fils et moi. Après dix années de vie commune, mon mariage se soldait par un échec. Aucune chance de se relever. K.-O. au tapis. 1, 2, 3… Ding, ding, ding. La vague a tout emporté : la foi, les bénédictions du père Lacroix, nos voeux, nos paroles, nos repères, la routine, le passé, l’avenir, le présent. Tout. Gommé. « Avoir su… »
Ne restait qu’une loque humaine, une flaque sur un sofa Kapüt d’IKEA. Noël, Jour de l’an, seule, envoyé mon fils chez son père pendant deux semaines, perdu cinq kilos sur un frame de chat, couru à -20 °C dehors, gelé mes larmes, regardé de ma fenêtre les feux d’artifice sur l’île Sainte-Hélène. Bonne année Lélé. Lélé me lèche la joue. Pierre Desproges aurait dit plus je connais les hommes et plus j’aime… mon chat.
Tu devrais sortir ! Tu manges pas ! Assurer, surtout, ça rassure. En mode survie. Dans le secret de cette honte, ne pas laisser soupçonner la béance, la stupeur, la nausée. Ça fait peur aux autres. Marche ou crève. Se réveiller en sursaut la nuit, sueurs, cauchemars, pleurs. Ne jamais vouloir se réveiller. Calculer la hauteur de huit étages. Ça va juste faire mal. Flanquer la trouille à sa mère. User l’oreille de ses amies (Isa, je te paye ton prochain appareil auditif). Tout ça. Même la psy, de nature ultrapositive, a conclu que c’était foutu, avec un « tout est dans la façon ».
Choc post-traumatique
C’est une amie psychiatre qui m’a diagnostiqué un choc post-traumatique doublé de symptômes anxiodépressifs. Même chose pour mon ado, en plus d’une réelle dépression et de troubles d’adaptation dans son cas. J’en parle ici avec sa permission. Il n’y a pas de tabou à souffrir. Et il faut du temps pour se reconstruire.
Pas jolie, l’année 2019. Et il fallait continuer à écrire, le plus difficile, jouer le jeu à la radio, à la télé… Je suis pigiste, pas les moyens de me payer un arrêt de travail. On relativise toujours, y a pire, c’est certain.
J’étais rompue dans tous les sens, une vieille serpillière à la rue, mon estime de moi-même et ma dignité de femme mises à sac. Et le mal de mère qui s’y ajoute, mon petit à la dérive, tous les morceaux épars. L’enfer est fait de vases communicants. J’ai dû assurer pour deux et remiser ma peine. J’ai porté le noir comme une veuve, arrêté de cuisiner (ça ne revient pas vraiment), multiplié les émojis de coeur brisé.
Tout cela n’est-il pas, depuis le début, un parfait malentendu?
Comment j’ai trouvé l’énergie de rebondir, Pat ? C’est ça ta question, hein ? Parce que tu as deviné que j’ai vacillé d’aplomb. C’était Dorian, catégorie 4.
Thérapie par le corps, mon vieux. Je te l’ai résumée en gros : les cours de swing, l’amant français et le jogging l’hiver, sport des peines d’amour. Plus ça faisait mal et plus ça me faisait du bien. Comme le BDSM finalement. Je sais pas si t’as déjà essayé ?
J’ai une amie qui a fondu de 10 kilos après une séparation du même genre ; elle a fait un Iron Man de 226 kilomètres et trouvé ça facile. Moi, j’estime que le cancer et la chimio étaient plus doux. Et ce type de choc peut générer un retour des cellules malignes, un médecin me l’a confirmé. Encore le corps qui a le dernier mot.
Rupture(s)
J’ai lu un nombre effarant de textes et de livres sur l’amour et la rupture, un moteur universel de la littérature. Mais le plus juste et impressionniste reste celui de la philosophe Claire Marin, dont les recherches portent sur les épreuves. J’ai corné chaque page de son livre Rupture(s) tant il touche des cordes sensibles. Et je ne l’ai pas encore terminé. Je le conseille à tous les rompus. Elle y traite de la violence inqualifiable qui accompagne parfois cette débandade — le mot est peut-être mal choisi.
« La rupture nous transforme, nous agresse physiquement. […] Cette violence symbolique produit un effet physique. » Elle insiste souvent sur le corps brisé, cette impression d’anéantissement. « La rupture provoque une profonde mutation où le corps joue un rôle central. »
J’y reviendrai à cette thérapie par le corps, car je ne crois plus qu’à cela. S’il n’y a que des preuves d’amour, il y a aussi des épreuves de désamour et une façon radicale de les surmonter. Marcher ne suffit pas, il faut suer.
C’est arrivé il y a dix mois, le samedi 16 septembre 2017, aux alentours de 15 heures
La souffrance est le lieu où la dignité se montre; j’en manque
Tu peux imiter Yann Moix et vomir un « roman » qui s’intitule Rompre (excellente thérapie, au demeurant), écrire Seuls les idiots ont de l’avenir. Moi, j’ai du passé. On peut compter sur un intellectuel pour sombrer dans les eaux troubles de son marécage émotif. Et s’y enliser.
Mais, d’instinct, je savais que je devais activer chaque muscle malgré l’inertie, le swing la joie, l’amant l’éros, la course la sérotonine. Formule gagnante. Malgré tout, je vis désormais avec un membre fantôme, amputée d’une histoire dont je m’étonne qu’elle ne fût jamais mienne. C’est étrange et géographique. Douter à ce point d’un amour dans lequel on croyait, ça rend passablement schizophrène. Certains ne s’en remettent jamais. J’en connais.
Ce ne sera pas mon cas, Pat, du moins, je l’espère. Et je garderai pour une autre chronique l’éblouissement de la renaissance. Comme disait Breton (cité par Moix), « l’amour, c’est lorsqu’on rencontre une personne qui vous donne de vos nouvelles ».
Eh bien, je n’en avais pas reçu depuis très longtemps. Je m’en suis donné toute seule. Et j’ai choisi de ne plus jamais rompre avec moi-même.
JOBLOG
Sympathie ou empathie ?
Il y a une nette différence entre la sympathie — ce que la moyenne des ours peut éprouver à votre égard — et l’empathie, cette capacité à se mettre dans les chaussures de l’autre.
Au risque de répéter qu’il faut marcher 10 kilomètres dans les souliers de quelqu’un pour le comprendre, l’empathique les marche avec vous.
Cette petite vidéo charmante nous explique en trois minutes la nuance entre les deux. Et on cesse de dire « au moins » comme dans « au moins tu as ton autre jambe »…

Écouté d’une oreille toujours attentive cette entrevue de Stefan Bureau avec la psychothérapeute de couple Esther Perel, auteure de Je t’aime, je te trompe, rediffusée récemment à l’émission Les grands entretiens. Même si je connais son discours sur l’amour, l’infidélité et la rupture, je trouve toujours de nouveaux éléments à méditer. Elle est passionnante.
Aimé Rupture(s) de Claire Marin. Je savoure ce livre dont on sent qu’il n’est pas basé que sur du vécu, qui traite des multiples aspects de la rupture amoureuse, des deuils, des séparations, des besoins d’ailleurs. On y trouve des pistes profondes à creuser encore davantage. « Nous finissons par nous perdre. Dans cette vie “blanche” à laquelle la rupture nous abandonne, nous ne sommes plus que des figurants. » Je n’ai pas encore lu le chapitre qui parle de « Devenir soi », et j’y reviendrai…
Lu Rompre de Yann Moix, celui-là même qui ne peut pas baiser une quinqua et s’est fait « rompre » par sa petite jeune, partie avec un prof de yoga « bouffeur de quinoa spécialiste du grand écart ». On se réjouirait presque. Ce livre-ci a moins fait jaser que le dernier, Orléans. C’est bien écrit et on ressent la douleur d’un ego qui ne se remet pas d’être passé de héros à zéro.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.