La liberté et ses limites
Tous les droits, toutes les libertés sont susceptibles d’être limités. Au Québec, l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne prévoit que « les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice ». Une décision rendue la semaine dernière par la Cour d’appel explique comment on s’y prend pour déterminer si des limitations imposées par une loi ou un règlement à un droit ou une liberté sont raisonnables et justifiables.
Les débats sur les limites qui peuvent être imposées aux droits et aux libertés sont souvent difficiles. Il est fréquent que chacun les aborde en fonction de sa propre conception de ce que protège ou ne devrait pas protéger tel droit ou telle liberté. Dans les sociétés pluralistes, ces débats mettent en cause des visions du monde et des valeurs qui ne concordent pas toujours. Mais dans une société qui accorde une protection constitutionnelle aux droits et libertés, ce sont les tribunaux qui sont chargés de trancher les désaccords et qui déterminent le sens et la portée obligatoires des droits et libertés.
La politique contestée
La décision de la Cour d’appel faisait suite à une action intentée par des camionneurs de confession sikhe portant le turban. Ils contestaient la politique de l’entreprise les obligeant à porter un casque protecteur lors de leurs déplacements à l’extérieur de leurs camions sur le site qu’ils fréquentent dans le cadre de leur travail de manutention de conteneurs. L’entreprise avait mis en oeuvre la politique contestée afin de se conformer à une loi obligeant les organisations et ses dirigeants à prendre les mesures pour éviter les blessures.
D’entrée de jeu, les camionneurs reconnaissaient que la politique vise un objectif urgent et réel. Leur désaccord portait sur le caractère proportionné de l’interdiction au regard des objectifs visés. Selon eux, le risque de blessures à la tête que l’on voulait conjurer par l’exigence du casque protecteur serait théorique, car il n’y a pas de statistiques précises sur des accidents impliquant des chauffeurs de camion. À la lumière de la preuve apportée par un expert, le juge de première instance a plutôt retenu que les camionneurs sont susceptibles de recevoir un objet sur la tête ; de se faire frapper sur la tête par des objets en mouvement ; ou de se heurter la tête contre un objet dur ou immobile. La Cour estime qu’on a tort d’invoquer le fait de l’absence de blessures réelles pour en inférer que la mesure préventive est inutile. Il paraît plutôt que c’est l’existence même de la mesure préventive qui explique l’absence de blessures réelles.
La Cour d’appel convient que l’exigence du port obligatoire du casque protecteur limite la liberté de religion, car elle impose une limite reliée aux croyances religieuses des camionneurs. Mais la durée de ces inconvénients est temporaire. La Cour retient aussi le témoignage d’un expert en sikhisme, qui a expliqué que le choix de ne rien porter sur son turban est un choix personnel et que personne ne sera exclu de la religion sikhe pour avoir porté un casque protecteur sur son turban. Par contre, la politique vise à assurer la sécurité des personnes qui circulent sur les lieux de travail et reflète les obligations légales des employeurs, employés et tiers en matière de santé et sécurité du travail. Elle vise aussi à prévenir les situations pouvant entraîner la responsabilité criminelle de l’entreprise ou de ses préposés.
En mettant en balance les effets préjudiciables et les bénéfices de la mesure attaquée, le tribunal a conclu, à la lumière de la preuve établie devant lui, que l’objectif de sécurité prévaut sur les effets préjudiciables temporaires à la liberté de religion des camionneurs. En somme, l’effet global de la politique contestée est proportionné. L’atteinte à la liberté de religion est donc jugée raisonnable et justifiée au regard de l’article 9.1 de la Charte québécoise. Voilà une décision qui illustre la façon de s’y prendre afin de déterminer si une limite imposée à une liberté protégée est raisonnable.
Le fardeau de la justification
Le fardeau de démontrer que la limitation imposée à un droit ou une liberté est raisonnable et justifiée incombe à celui qui la préconise. C’est la limite imposée à un droit ou à une liberté qui doit être raisonnable et justifiable. Lorsqu’on évalue une mesure limitant la liberté, on n’a pas à porter de jugement sur la façon dont la liberté est exercée. Pour justifier une limite, il faut l’examiner dans son contexte et évaluer soigneusement ses finalités et l’ampleur des contraintes qu’elle impose.
Lorsqu’ils sont appelés à examiner une limite à un droit ou une liberté, les juges examinent s’il existe un lien rationnel entre la mesure limitant une liberté et les maux que l’on cherche à prévenir ou à enrayer. Une fois établi un tel lien rationnel, il faut déterminer si l’atteinte est minimale, compte tenu des fins recherchées. À ce stade, on pourra se demander s’il n’y a pas d’autres moyens d’atteindre les mêmes fins. Une fois qu’il est établi que l’atteinte est la moins intrusive possible, il faut se demander s’il y a une pondération adéquate entre les effets préjudiciables et les bénéfices de la mesure attaquée. Bref, les droits et libertés peuvent faire l’objet de limites. Mais ces limites doivent reposer sur des motifs démontrés.