La leçon de biologie

En une petite semaine frigorifique du mois de décembre 1941, le sort du monde s’est joué. Le 5, alors que des éléments avancés de la Wehrmacht atteignent les premières stations de tramway de Moscou et voient se profiler les tours du Kremlin à l’horizon, Staline lance contre ces troupes épuisées une trentaine de divisions sibériennes prélevées en Extrême-Orient. Son espion l’a assuré que le Japon n’allait pas attaquer l’Union soviétique.

Le 7, c’est l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Et le 11, l’Allemagne nazie, alors que le pacte anticommuniste qui la lie au Japon et à l’Italie ne l’y oblige nullement, déclare la guerre aux États-Unis, qui ne sont encore officiellement en conflit qu’avec l’Empire nippon. Cette incommensurable étourderie de Hitler fait que le peuple allemand va maintenant devoir se battre avec la plus grande puissance industrielle de la planète sur le dos.

Alors que si le Japon, pour respecter l’esprit de ce même pacte anti-Komintern, avait attaqué l’URSS par l’est en 1941, c’est l’Armée rouge qui aurait été forcée de se battre sur deux fronts…

En adoptant d’emblée, avec son allié anglais, la stratégie baptisée « L’Europe d’abord », l’Amérique s’engage même à s’occuper de l’Allemagne et de l’Italie en priorité. Le théâtre du Pacifique passe alors au second plan, et dans l’imaginaire commémoratif des nations occidentales, il va le demeurer.

Alors qu’on se dépêche de nous ramener, à grand renfort de drapeaux et de fauteuils roulants de vétérans, le débarquement du jour J à la moindre occasion, qui sait que la plus grande bataille navale de l’histoire s’est déroulée dans le golfe de Leyte, aux Philippines, en octobre de la même année ? De la Normandie à Stalingrad, l’Europe, jusqu’au milieu du XXe siècle, est encore, plus que le centre du monde, au cœur d’une Histoire rédigée par ses bons soins. Cette mémoire sélective donne l’impression d’avoir relégué la guerre du Pacifique à la périphérie, réduite à une affaire essentiellement exotique, espèce de ping-pong d’opérations aéronavales dans un lointain dédale d’archipels aux noms sonores tirant leur réalité, pour le lecteur que nous sommes, de quelques puissantes œuvres littéraires comme Les nus et les morts de Mailer, ou Tant qu’il y aura des hommes et La ligne rouge, de James Jones.

Frères d’armes, d’Eugene B. Sledge, sans faire appel à la fiction, possède cette force qui est celle des grands romans. D’abord paru en 1981, son livre est un classique des mémoires de guerre, régulièrement réédité et maintenant traduit en français (Les Belles Lettres, 2019, traduit de l’américain par Pascale Haas).

L’auteur, surnommé Sledgehammer, avait vingt ans quand il a débarqué avec la mythique première division des Marines comme opérateur de mortier sur une petite île de corail appelée Peleliu, dont personne, même aujourd’hui, n’a jamais entendu parler, mais qui deviendra, à l’automne de 1944, le cauchemar éveillé de plusieurs milliers d’êtres humains.

Le style de Sledge a quelque chose de saisissant, au sens propre du terme, il nous empoigne et ne nous lâche plus : à la fois simple et précis, voire élégant dans la forme, et direct et brutal quant au fond. Cet homme vient nous rappeler quelques vérités qu’il pourrait être tentant de perdre de vue à l’heure où la guerre du futur s’annonce déshumanisée (littéralement), menée par des drones armés de missiles pouvant être tirés par un type assis devant un écran avec sa tasse de café dans un local de l’Arkansas. Devant le cadavre d’un infirmier japonais déchiqueté par un obus, Sledge écrit : « [J’étais] stupéfait de voir les viscères luisants parsemés d’une fine couche de corail. Ça ne peut pas être un être humain ! ai-je songé avec angoisse. On aurait dit les boyaux d’un des innombrables lapins ou écureuils que j’avais nettoyés à la chasse étant gosse. » Leçon de bio sur le champ de bataille.

Une autre leçon est que la haine viscérale de l’Autre, à la guerre, est normale. Ça aussi, on fait parfois semblant de l’oublier, quand, par exemple, on essaie de déguiser nos soldats en intervenants sociaux se battant pour intégrer les petites filles afghanes à l’école. L’amour de la patrie et la haine de l’ennemi sont les deux mamelles de la guerre, et Sledge communie sans fausse honte à ces deux émotions.

Dans cette armée américaine civilisée, le prélèvement de trophées était si courant que l’amirauté dut émettre une directive : « Aucune partie du corps de l’ennemi ne doit être utilisée comme souvenir. »

Mais les cadavres du camp d’en face sont, le plus souvent, laissés à pourrir dans la boue même où pataugent les marines. Quand ils dérapent dans cette soupe primordiale, ils ont parfois le temps, avant de vomir, d’épousseter les asticots de leur treillis.

Après la guerre, ce passionné d’ornithologie est devenu professeur de zoologie à l’université. Il n’a plus jamais tenu un fusil.

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