Au nom de la sécurité

Il y a maintenant près de deux ans, la direction de la résidence que je partageais alors avec plusieurs colocs d’un peu partout dans le monde a décidé d’installer, sans préavis, des caméras Google Nest à proximité de nos espaces communs. Le prétexte : surveiller les portes d’entrée au cas où il y aurait des voleurs, à un coût plus modeste que celui de caméras extérieures. La réalité : les caméras d’aujourd’hui ne sont pas les machins d’antan aux images floues stockées péniblement sur des VHS qu’on s’empresse d’effacer.

Les Google Nest sont dotées de technologie de reconnaissance faciale. Toutes les personnes qui entrent et sortent de la résidence sont identifiées par les caméras ; le nombre d’allées et venues est calculé. Les engins sont connectés sur le réseau wi-fi de la résidence, tout comme nos téléphones : si on a son cellulaire sur soi, la caméra sait dans quelle pièce de la résidence chaque personne se situe, avec une grande précision. Les caméras sont aussi dotées de microphones assez puissants : nos conversations pouvaient être captées et enregistrées à un moment ou un autre. Finalement, elles sont contrôlées à partir d’une appli cellulaire ; les responsables de la résidence pouvaient en tout temps écouter le fil vidéo (et audio), être alertés des allées et venues d’un individu en particulier ou stocker des portions de notre vie privée dans un nuage.

On a tout de suite eu l’impression d’être les participants non consentants à une émission de téléréalité. Certains de mes colocs avaient déjà subi de l’espionnage dans des pays où les militants des droits humains sont ouvertement surveillés — voire emprisonnés — par les autorités nationales. Disons qu’aucun d’entre nous n’a accueilli les caméras dans la joie et l’allégresse, mais pour certains, la situation allait même réveiller des traumas. Et je vous le donne en mille : aucun voleur n’a été attrapé au cours de notre séjour.

Je vous épargne les détails de ce cas précis. Sachez seulement que les lois et normes sociales en matière de surveillance sont floues. Si floues que vous êtes probablement surveillés de la sorte vous aussi à votre insu. Plusieurs des grands centres commerciaux du Québec utilisent aujourd’hui la reconnaissance faciale non seulement pour la sécurité, mais aussi pour cerner le profil démographique de leur clientèle. Des caméras cachées lisent votre visage pour deviner votre genre, votre âge, votre humeur, votre niveau général de satisfaction et on ne sait quoi d’autre. Sans annonce, sans avertissement, et sans processus de reddition de comptes.

Les caméras Google Nest, ou de type similaire, sont aussi de plus en plus nombreuses dans les écoles. Il y en a un peu partout au Québec dans les autobus scolaires, près des salles de bains, à l’entrée de salles de classe. La direction de l’école Vanguard, à Saint-Laurent, est même poursuivie par son syndicat des enseignants en réponse à l’installation d’une soixantaine d’appareils de ce type dans l’établissement. Les profs disent se sentir constamment épiés, que la situation crée un stress important au travail. Selon La Presse, on comptait environ 35 caméras par école à la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys… en 2013. Leur nombre a augmenté depuis. Par ailleurs, si vous habitez dans un complexe de condos ou si vous travaillez dans une tour à bureaux, je poserais quelques questions. On justifie bien des choses au nom de la sécurité.

Depuis deux semaines, on commence tranquillement, et timidement, à réfléchir à la surveillance à la Ville de Montréal, à la suite d’une motion déposée par un élu indépendant du conseil municipal de Montréal, Marvin Rotrand, demandant un moratoire sur l’utilisation des technologies de reconnaissance faciale par le SPVM. C’est que l’an dernier, la Ville a fait l’acquisition de 730 caméras de vidéosurveillance, et 415 de ces caméras ont été remises au SPVM. On sait que la Ville de Toronto s’en sert, et que la Sûreté du Québec est en processus d’appel d’offres pour s’en acheter aussi. Le SPVM, quant à lui, refuse encore de dire au public si, oui ou non, ces nouveaux gadgets ont été déployés dans la métropole. Cet obscurantisme est apparemment normal, en démocratie.

Comme société, nous n’avons pas conscience de la différence effarante entre les technologies d’aujourd’hui et les brontosaures à VHS de jadis. Au moment où quelques individus, encore isolés, soulèvent de peine et de misère ces questions fondamentales au Québec, les manifestants de Hong Kong doivent avoir recours à des pointeurs lasers pour brouiller les appareils de reconnaissance faciale installée dans les rues par les autorités chinoises avides de profilage et de répression politiques. Le Québec n’est pas la Chine. Mais les Québécois gagneraient sûrement à écouter les témoignages des Chinois, des Turcs… et même des militants autochtones, environnementalistes, communistes ou souverainistes d’ici, espionnés au fil du temps par la GRC, pour réaliser que la démocratie, les libertés civiles et les droits fondamentaux s’érodent facilement, surtout sous prétexte de sécurité. Les utilisations possibles de ce qui s’installe ici dans l’indifférence sont beaucoup plus vastes que l’on se l’imagine. Et les répercussions sur la vie quotidienne peuvent se faire sentir rapidement, sans préavis. Vous pouvez me croire.

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