L’immortelle poésie

L’autre jour, mon invitation pour un événement culturel s’est envolée au vent, rue Sherbrooke. Et me voilà, filant derrière ce papier qui s’échappait sans cesse, avec malice, semblait-il, comme pour me narguer. Tout à coup, ô stupeur ! Un chauffeur d’autobus à l’arrêt, plantant là les passagers à bord, bondit du gros véhicule afin d’attraper en courant la feuille volante. Elle virevoltait à chaque nouvelle bourrasque, et il dut faire plusieurs tentatives avant de réussir à poser le pied dessus, lui triomphant, moi épatée et reconnaissante.

J’ignore ce qu’en ont pensé ses passagers. L’applaudissant peut-être. Après tout, ils n’avaient pas eu à patienter bien longtemps, et l’élan du chauffeur était si délicieux… Cette scène improbable, sortie, semble-t-il, d’un film du Finlandais Aki Kaurismäki ou du Palestinien Elia Suleiman, m’apparaissait comme un pur moment de poésie urbaine. Vraie substance volatile, celle-là, qui réclame des preuves de sa survivance en nos temps désenchantés. Alors, j’ai conservé la feuille avec l’empreinte de la semelle bondissante imprimée dessus.

Et je me suis demandé comment se portait la poésie, celle de la vie, celle des mots, sentant la fragilité de cette muse-là au milieu de nos pertes de repères.

La poésie, allons donc ! Suscite-t-elle quelques clics ? Met-elle du beurre sur le bagel ? Ni polémique, ni people, ni trépidante de décibels ou d’effets spéciaux pour attirer l’attention générale, refusant d’ériger des barrières entre le « nous » et le « eux », mais déterrant à pleines mains les racines profondes des peuples.

« La poésie fout le camp, Villon », chantait déjà Ferré. On est trop devenus lourds pour elle. Et le cynisme de l’heure n’arrange guère les choses. L’angoisse du futur non plus.

Reste que plusieurs jeunes Québécois l’apprécient, mine de rien. Art bref, mieux adapté sans doute à la concentration contemporaine fragmentée qu’au souffle des romans au long cours, elle peut toucher directement leurs esprits par des images et des sensations vives.

Salut au passeur !

Pour ces millénariaux, pour chacun d’entre nous en fait, j’ai eu envie de lui redonner un moment préséance, tirant du coup mon petit chapeau à son serviteur Jean Royer. Lui qui voyait dans la poésie un art de vivre et de percevoir le monde aurait aimé la scène du chauffeur d’autobus en poursuite du papier volant d’une inconnue, autant qu’il goûtait un beau vers libre. « Nous sommes vivants plus loin que dans notre tête », écrivait-il.

Jean Royer est mort du cancer le 4 juillet dernier durant mes vacances, et j’avais regretté de n’avoir pu souligner le départ de cet écrivain doublé d’un homme que j’appréciais. Dimanche dernier, j’ai assisté à la Cérémonie de ses adieux littéraires chez Memoria – Dallaire, boulevard Saint-Laurent, lui redonnant la vedette. Au menu : des pièces de Bach au violoncelle de Caroline Milot, des hommages à l’homme et à sa poésie, une vidéo exhibant le côté frondeur de sa jeunesse : il avait tout orchestré lui-même, jusqu’au cocktail et au goûter final : « Offert sur mon bras », précisait-il en clin d’oeil d’outre-tombe. Car Jean Royer avait perdu avant la naissance son bras droit, enroulé dans le cordon ombilical maternel. Cette infirmité pesa sur sa vie en lui donnant envie de témoigner de la main gauche de vérités subtiles, loin du venin des méchancetés humaines, poison de son enfance.

Poète et essayiste, il avait été aussi un grand passeur, publiant des anthologies poétiques chez Hexagone, critique littéraire et directeur des pages culturelles au Devoir avant mon temps, célébrant Gaston Miron, son mentor et ami. Qui se sera autant battu que lui pour faire connaître nos auteurs, tout en baignant dans la littérature universelle ?

Fou de nature et d’amitié, célébrant l’amour intime à pleins vers, Jean Royer se revendiquait poète avec tant d’enthousiasme qu’on se sentait presque honteux de ne pouvoir arborer pareil titre de noblesse.

Je l’avais connu à Québec lors de soirées de poésie au bar du Chantauteuil avec Pierre Morency ; regrettant ensuite mon chahut d’alors, imputable à ma grande jeunesse. Il ne m’en aura jamais voulu pour rien, dans une ville ou l’autre, célébrant la grandeur de Miron et la poésie des femmes à tout vent, courtois, plein d’humour, généreux, intéressé par l’art en marche à chacune de nos rencontres.

Lors de son touchant hommage posthume de dimanche, sur une table, des exemplaires invendus de ses livres, chez lui conservés au sous-sol, étaient cédés à ceux qui voulaient retrouver sa prose, et j’en ai récupéré quelques-uns, parcourus au retour.

« Dans le silence qui m’obsède, au bout du bout de mes mots, l’écho du premier cri a dessiné le mot mort. Hors de mes mots, je n’existe pas », écrivait Jean Royer dans Les trois mains. Depuis toujours préparé à céder sa place à la poésie, est-il vraiment mort, à propos ?

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