Toutes influences unies

Ce mercredi sortait en salles Fabuleuses, de la Québécoise Mélanie Charbonneau. Par-delà une histoire d’amitié féminine, ce film aborde les splendeurs et les misères de célébrités instantanées du Web, influenceuses venant mettre leur quotidien en scène et promouvoir des marques de vêtements, produits de maquillage, et autres accessoires de mode. Ces vedettes Instagram et YouTube, sont jouées ici par Juliette Gosselin et Noémie O’Farrell et leurs personnages charment autant qu’ils irritent.

Tout s’y déroule-t-il dans un monde virtuel ? Mais non. Les rapports humains, entre amitiés et trahisons, tissent aussi la trame de Fabuleuses. Et le film, inspiré de la série Web Les stagiaires, de Geneviève Pettersen, avec ses faiblesses et son pep, pourrait séduire les jeunes adultes.

Reste que dans la vraie vie, le pouvoir de ces influenceurs en fait tiquer plusieurs. Mon collègue de La Presse Marc Cassivi, qui avait attaqué le phénomène de face cet été, fut violemment pris à partie en ligne. Mais cette frénésie de mode commanditée, surfant sur le nombre de likes récoltés sur les médias sociaux, vaut bien quelques flèches.

Ses adeptes reprochent à leurs critiques d’être en décalage avec leur temps. En retour, les influenceurs et leurs followers peuvent-ils interdire aux autres de s’exprimer ? Dans Fabuleuses, une des trois jeunes héroïnes, celle qui lit du Virginia Woolf et joue du violoncelle (Mounia Zahzam), se montre allergique aux excès des médias sociaux. Des camps opposés de tous les âges s’affrontent sur ces questions. Le règne des influenceurs participe aux enjeux de nos sociétés en apesanteur et réclame d’être débattu sans besoin de se crier des noms d’oiseaux.

Cet univers possède ses passions, ses renommées éphémères, ses manipulations, une culture du vide revendiquée, un je-m’en-foutisme qui ne manque pas d’insolence, le culot de s’afficher sans revendiquer de statut d’artiste ni de journaliste. Le fameux quart d’heure de célébrité prophétisé par Andy Warhol peut s’étirer longtemps dans les sphères numériques…

En fond de scène : la menace que les médias traditionnels, indépendants, aux troupes d’information en principe objectives, laissent de plus en plus de terrain aux influenceurs et blogueurs, sans balises professionnelles. Elle ne relève plus de la science-fiction. D’où la peur. « Dire que c’est elle pis son inculture qui veut me prendre ma job », proteste une journaliste dans Fabuleuses devant la montée d’une influenceuse. Sauf qu’on a beau jeu de pousser des hauts cris…

Logés à la même enseigne

Ces stars virtuelles se révèlent les rejetons d’un siècle enfanté par le précédent, et bien rares sont leurs aînés qui peuvent se dissocier vraiment d’elles. Les écrans nous collent aux mains. Ils charroient le pire comme le meilleur, les tweets de Trump autant que les appels à la mobilisation sociale. Quotidiens et magazines traquent les clics sur leurs sites comme les vedettes des médias sociaux et bien des chroniqueurs se mettent aussi en scène. Veut, veut pas, on est souvent logés à la même enseigne.

Les influenceurs s’inscrivent sur une toile virtuelle déjà tissée et sur un terrain balisé par la téléréalité. En 1994, à l’aube de la mégaexplosion d’Internet, le film québécois Louis 19, le roi des ondes, de Michel Poulette, mettait en scène un gars ben ordinaire devenu le héros des téléspectateurs après avoir accepté de voir sa vie filmée 24 heures par jour. Ceci est l’ancêtre de cela.

La révolution numérique, déjà ancienne, atteint chaque génération à une échelle ou l’autre, bouleversant l’ensemble du paysage culturel, politique, social et médiatique. On peine pourtant encore à mesurer ses conséquences. Si mal préparés, tout en ayant depuis longtemps les cartes en main pour s’ajuster…

L’insolvabilité du Groupe Capitales Médias, à la tête de médias régionaux comme Le Soleil et Le Nouvelliste, est un effet direct de son raz de marée. En perte des revenus publicitaires dispersés sur la Toile, les médias traditionnels sont devenus parmi d’autres les otages des géants du numérique. Morts de rire ceux-là, faute de payer les contenus journalistiques et culturels qu’ils diffusent, tout en moissonnant les pactoles publicitaires.

Soudain, ce lot d’inquiétudes face à l’avenir. L’industrie de la culture, qui sent son socle vaciller, crie avec raison « Alerte ! ». Les journaux paniquent. Que sauver ? Que conserver des héritages communs ? Et sous quelles formes ? On a dormi longtemps au gaz. Reste à modifier des façons de faire, à brandir l’art, la beauté et le savoir sur davantage de plateformes et de tribunes, à miser sur la transmission, à taxer les Netflix de ce monde et à proposer des modèles inspirants sous des prismes éclatés. De ces influenceurs qui disent « Tasse-toi, mon oncle », reste aussi à réapprendre l’art de foncer.

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