Censure
Au cours de paisibles vacances en France, loin de la tyrannie numérique, j’ai été quand même perturbé par des articles dans la presse nationale au sujet du projet de loi qui mettrait la communication sur l’Internet sous l’égide d’une censure dictée par l’État. Défenseur depuis toujours des libertés civiles, je ne suis pas le seul à être consterné par une éventuelle régulation de la « haine » exprimée à travers les réseaux sociaux et j’espère que le Sénat va freiner la course irréfléchie de l’Assemblée nationale qui a voté la proposition par une écrasante majorité.
Déjà, la censure d’opinions désagréables, voire dégoûtantes, n’est pas conforme avec les prétendues valeurs du pays de Voltaire et du principe chéri de la liberté d’expression. En outre, l’idée selon laquelle un juge pourrait ou devrait décider de la légitimité de telle et telle injure lancée par un fou depuis sa plateforme virtuelle me semble dangereuse pour la démocratie, et assurément pas pratique. La Toile mondiale, de nos jours, est comparable à la place publique d’hier — les gens se « parlent » en ligne comme si c’était avec le voisin d’en face. Personne à part un Staliniste ne voudrait que la police soit physiquement à l’écoute de chaque conversation aléatoire, constamment en quête d’une méchanceté ou d’un mensonge qui pourrait susciter, selon la députée Laetitia Avia, des violences contre des innocents.
De surcroît, la France risque de se placer dans une position totalement hypocrite après l’assassinat des douze infortunés de Charlie Hebdo. Comment peut-on diaboliser « la haine » en ligne et en même temps protéger jusqu’au bout le « droit » de ridiculiser le prophète Mahomet sur papier ? Pour certains musulmans croyants, évidemment, une caricature du prophète remonte à la haine, ou pire. Pourtant, Laetitia Avia et ses alliés ne voient pas de contradiction dans le fait de poursuivre en justice « des sites voués à la propagation d’une idéologie haineuse, qu’elle soit raciste, antisémite, antimusulmane, homophobe ou sexiste ».
« La haine est un sentiment, pas une notion juridique », a déclaré Le Figaro dans un éditorial. Tout à fait. Et la meilleure façon de combattre les sentiments vénéneux et malveillants est avec des sentiments contraires, à la fois fondés sur la raison et la tolérance. Je ne laisserais pas non plus à Emmanuel Macron et à Mark Zuckerberg, deux politiciens avant tout, la tâche de réguler quoi que ce soit comme paroles ou langage. Une telle « collaboration » entre gouvernement et pouvoir financier — annoncée après leur réunion le 10 mai à l’Élysée — donne carrément froid dans le dos.
Toutefois, je ne suis pas insensible à la nécessité de mettre les vrais innocents à l’abri des menaces posées par un monde de plus en plus hostile à l’innocence. Loin de Paris et des grands débats politiques, je suis tombé sur un article dans le Var-Matin qui racontait la protestation de cinq adolescentes contre des « amateurs de naturisme » déferlant sur la plage Jean-Blanc au Lavandou. Gênées par la subite arrivée d’une vingtaine de nudistes dans leur refuge préféré, les filles, toutes Parisiennes, ont affiché des panneaux en carton revendiquant un retrait de l’envahisseur : « Rangez vos fesses ! » « Pensez aux enfants ! » « Remettez vos maillots ! » Une des manifestantes, Louise, a frappé au coeur de la question de la censure appropriée : « En soi, je n’ai rien contre le naturisme, c’est un choix que je respecte, mais c’est un choix ! Et un choix qui ne doit pas être imposé. »
Facile de se moquer de la pudeur exhibée par Louise et ces copines comme l’a fait un « médecin psychologue » cité dans la dépêche : « Il faut prendre ce geste avec humour, tel un clin d’oeil. » Sauf que l’avalanche d’images pornographiques et violentes dans l’espace public n’est pas une plaisanterie, et le conflit exposé par Louise reste pertinent. Est-ce que les mineurs ont vraiment « le choix » d’éviter les images provocatrices et offensives qui inondent la culture quotidienne — sur la Toile, à la télévision et sur les panneaux d’affichage ? N’avons-nous pas une obligation de protéger les jeunes innocents des images psychologiquement nuisibles qui sans cesse les accablent ? Est-ce qu’une image est l’équivalent d’une parole ou d’une idée — est-ce qu’elle mérite le même statut privilégié ?
D’une part, je pense que ce sont les parents qui, finalement, doivent assumer la responsabilité de défendre leurs enfants. Je me souviens de la vitesse avec laquelle j’éteignais les publicités quasi pornographiques de la marque Guess lorsqu’elles paraissaient devant mes filles, toutes petites, sur l’écran du Taxi TV à New York (parfois, il fallait carrément le cogner). En revanche, on ne peut pas être partout ; quand elles sont devenues plus grandes, je savais que je n’étais pas capable d’occulter les images hypersexualisées qu’elles devaient affronter dans les arrêts de bus ainsi que les vitrines de Victoria’s Secret.
Bien sûr, je ne veux pas qu’on instaure une censure d’art public qui démontre la sexualité ou la violence — je pense à la sotte décision prise par le conseil d’établissement de détruire un mural dans un lycée public de San Francisco parce que sa représentation d’un indigène mort et des esclaves aurait pu choquer les élèves. Néanmoins, ce sujet chargé mérite l’attention des élus français, parmi d’autres, qui feraient mieux de s’occuper de la protection des enfants vulnérables plutôt que des adultes idiots qui n’ont rien d’autre à faire que de passer leur temps à lire les constats débiles d’autres idiots dans le grand vide numérique.