À vos marques, prêts, jouez!

Les éraflures, les petites défaites et les grandes victoires devant l’adversité en période de jeu forment un terreau fertile pour forger l’estime de soi, le sens de l’altruisme et de l’acuité face au danger, insiste la Dre Maria Brussoni.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Les éraflures, les petites défaites et les grandes victoires devant l’adversité en période de jeu forment un terreau fertile pour forger l’estime de soi, le sens de l’altruisme et de l’acuité face au danger, insiste la Dre Maria Brussoni.

Jouer, c’est du sérieux. Régentés, organisés, surveillés, les enfants d’aujourd’hui s’épivardent de moins en moins dans la nature, et presque jamais seuls. La surprotection est en passe de tuer l’enfance, avertit Maria Brussoni. Son conseil aux parents : « Allez jouer dans le trafic et foutez-leur la paix ! »

À leur âge, la vie devrait être un jeu d’enfant. Mais en ce milieu d’été, une foule de parcs et de ruelles sont silencieux, étonnamment déserts. Reste-t-il un coin de bitume où les mousses peuvent tirer leur épingle du jeu et s’éclater librement ? Des groupes militent pour le droit des poulets de picorer en liberté. À quand celui des enfants d’être « lâchés lousses » dans la nature ?

L’an dernier, l’Utah est devenu le premier État américain à voter une loi pour rendre légale la parentalité « free range », une loi destinée à « décriminaliser » le fait de laisser jouer ses enfants sans supervision. Une loi votée après que Danielle Meitiev a fait la une des journaux pour avoir autorisé ses petits de 6 et 10 ans à revenir seuls du parc. Nouvelle lubie de l’Amérique de Trump ? Que nenni ! Au Canada, on a aussi parfois la gâchette rapide pour condamner des parents qui donnent de la corde à leurs marmots.

« Au Manitoba, une mère a été dénoncée parce que ces trois enfants jouaient seuls dans la cour. À Vancouver, des parents d’enfants de 5 à 11 ans qui prenaient l’autobus seuls ont dû se battre jusqu’en cour contre la Child Protection Agency. Si on assimile l’autonomie des enfants à de la négligence, il y a un problème. On est rendus à voter des lois pour permettre ce qui était tout à fait normal dans notre enfance », tonne la Dre Maria Brussoni, professeure en pédiatrie à l’École de santé publique de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC).

Mauvais joueurs

 

Formée en prévention des blessures, cette pédiatre est devenue l’une des expertes mondiales de la « saine prise de risque » et apôtre du jeu risqué et non supervisé chez les enfants. Son credo : « Foutez le camp, et laisser vos enfants jouer seuls ! »

Car l’incapacité de certains parents à couper le cordon ombilical pourrit le développement de l’autonomie et des capacités physiques et mentales de leurs rejetons, pense-t-elle. Éraflures, petites défaites et grandes victoires devant l’adversité forment un terreau fertile pour forger l’estime de soi, le sens de l’altruisme et de l’acuité face au danger, insiste la Dre Brussoni.

Photo: play:groundNyc En opposition aux activités surbalisées de parents hélicoptères, des experts croient aux vertus du jeu risqué et non supervisé chez les enfants.

Lors de son premier plaidoyer sur les bienfaits du jeu risqué chez les enfants, en 2013 dans un congrès médical d’experts en prévention, ses collègues ont avalé leurs poitrines de poulet de travers. « Certains médecins étaient très fâchés. Je ne me suis pas rendue très populaire », affirme-t-elle.

Mais depuis, plusieurs spécialistes entonnent le même refrain, hébétés par la mise sous cloche des enfants par des parents hélicoptères. La société n’a jamais été aussi sûre pour les enfants, affirme la Dre Brussoni, le risque réel de mort par blessure plafonnant à 0,0059 % pour les petits. Ceux-ci sont d’ailleurs plus exposés aux accidents lors de la pléthore d’activités et de sports supervisés, qui achèvent de transformer la vie des mômes en Club Med permanent, que lorsqu’ils jouent librement.

Mais la perception générale est tout autre et cet élan protecteur n’est pas sans effets sur la santé mentale des enfants, ajoute la pédiatre. Les millénariaux, surcouvés, seraient trois fois plus à risque de souffrir d’anxiété, de dépression et de phobies que leurs aînés du baby-boom, relance notre experte du lâcher-prise. « Notre but ne doit pas être de rendre l’environnement de nos enfants le plus sécuritaire possible, mais pas plus sécuritaire que nécessaire ! » tranche Maria Brussoni.

Libres comme des poulets

 

Pour contrer cette obsession sécuritaire, des parents convaincus que leurs mousses ont plus à gagner que les poulets à trotter en liberté ont créé le mouvement du « free range parenting ». Fondé par la journaliste new-yorkaise Lenore Skenazy, qualifiée de « worst mom in America » en 2009 pour avoir laissé son fiston de 9 ans prendre le métro seul (oui !), l’organisme Let It Grow a fait de la promotion de l’autonomie son fer de lance. Certaines écoles ont ainsi aboli les devoirs un soir par semaine pour permettre aux élèves de réaliser un projet en solitaire : faire les courses seuls, mitonner un repas à leurs parents (j’abonde !), apprendre à manier la scie, alouette !

En Norvège, un pays pas trop à côté de ses pompes côté éducation, une collègue de la Dre Brussoni, Susan Sandsetter, du Queen Maud University College, affirme aussi que les gamins doivent être mis en contact avec la hauteur, la vitesse, des outils autres que des jouets et des environnements qui les mettent au défi.

Un jeu d’enfant

En Suisse, le droit à l’éducation s’accompagne d’ailleurs de celui de cheminer en sécurité vers l’école. Résultat : 65 % des enfants suisses vont à l’école à pied, sans adultes. « Une partie de notre travail consiste à expliquer aux parents l’importance d’apprendre tôt à leurs enfants à se rendre à l’école à pied », soutient Jenny Leuba, chef de projet pour la Romandie de l’organisme Mobilité piétonne suisse. Dans ce pays réglé comme une horloge, on s’autorise bien plus de libertés qu’ici. Seulement un enfant sur dix est conduit à l’école en voiture. Trois fois moins qu’ici.

Photo: play:groundNyc L’incapacité de certains parents à couper le cordon ombilical pourrit le développement de l’autonomie et des capacités physiques et mentales de leurs rejetons, pense la Dre Maria Brussoni

L’organisme a même lancé cette année un projet-pilote pour permettre aux poucets de 4 et 5 ans de clopiner seuls vers la garderie. « Dans la partie francophone du pays, ça choque ! Mais les parents ont rapidement vu l’aspect formateur de ce projet », insiste Mme Leuba. Les petits ont trotté sur 500 mètres, traversé une ou deux petites intersections, frotté leurs menottes sur les clôtures en mailles de chaîne pour faire de la musique, et en sont ressortis enchantés.

« Pour nous, les traverses avec brigadiers, c’est une demi-solution ! » Une déclaration qui ferait presque scandale ici. « Ça sécurise les trajets aller-retour à l’école, mais sans développer l’autonomie des enfants, renchérit Mme Leuba. Permettre à un enfant de traverser une rue pour la première fois à 12 ans, ce n’est pas lui rendre service. »

Jeux sous surveillance

 

Pour la pasionaria du jeu libre, le retour à l’ère du jeu sans chaperon, à cette enfance parsemée de genoux égratignés, de douces batailles et d’évasions en terres inconnues est plus que pressant. « On assiste à un fossé générationnel entre ce que les parents ont vécu et ce que vivent leurs enfants. C’est deux mondes, croit la Dre Brussoni. Comment transmettre le goût du jeu quand on n’a jamais vécu l’adrénaline que font naître la liberté, la peur ou la capacité à la surmonter ? »

Celle qui planche en ce moment sur un guide pour rendre les milieux urbains plus « jouables » croit que le jeu ne doit plus être réservé aux parcs et aux cours d’école. « Les décideurs pensent que le jeu ne doit se faire que dans les parcs d’enfants. Le jeu doit pouvoir se faire partout, dans les rues, les places publiques, dans les villes en général. » À bien y penser, le jeu en vaut peut-être la chandelle.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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