Du fanal au banc de quêteux

Cela fait partie des pensées obsessionnelles qui m’assaillent régulièrement : faire le décompte des objets IKEA dans la maison. Combien par pièce ? Ce tapis, cette lampe, ce fauteuil, ces caillebotis sur le balcon, tous les mêmes, en série, partout dans le monde. Vertigineuse image du rouleau compresseur d’un esthétisme sans aspérités.
Dans ma vieille maison, je me rassurais la fibre patrimonieuse en me disant que j’avais fait un maximum d’efforts pour préserver l’unique, le bloc de boucher raviné et trop lourd pour être déménagé, la paire de berçantes de mes arrière-grands-parents gaspésiens, les armoires en pin, les coffres, les lampes à l’huile, les horloges arrêtées à l’heure d’hier, la table de salle à manger et ses chaises de réfectoire de bonnes soeurs.
Ma maison était le décor d’une romantique qui ne se soignera jamais, d’une animiste persuadée que les objets, non seulement portent une histoire mais nous la racontent à leur manière et nous lient au fil ténu du sens.

Je n’ai pas pu me départir du fanal de François-Xavier qui partait sous un ciel d’encre, à 4 h du matin, dans sa barge sautillant sur le fleuve à hauteur de Cap-des-Rosiers. Le frêle esquif était éclairé par cette source lumineuse à l’huile de lampe et à la mèche courte. C’est l’histoire d’un peuple et de ses échoueries que je préserve dans cet objet cabossé qui a traversé tous les sales temps. Elle porte d’ailleurs le nom de « lampe-tempête ».
J’ai raconté son histoire à mon B cette semaine : « Ton arrière-arrière ne savait pas nager et il affrontait le fleuve à la noirceur pour pêcher et nourrir ses 12 enfants. Cette lampe était sa bouée. » À travers le vieil objet des vents contraires, mon B saisissait mieux d’où nous venions. Un passé de pauvreté, de marées, de survie et de langues de morue.
Il connaissait déjà l’histoire de mon banc de quêteux, même famille, même maison évincée par le parc Forillon. La femme de FX, aubergiste improvisée surnommée « Mam » par les riches anglos américains de passage, hébergeait aussi le survenant dans son banc de quêteux. L’ancêtre du divan-lit tapissé de paille au fond, courtepointe sur le dessus, devenait matelas de fortune du pauvre. J’ai conservé le menu de son restaurant : 35 cennes, fresh lobster, fish in season,potatoes any style, pain et tartes maison, jello and prunes.
L’antiquaire
Mes antiquités, toutes rapatriées dans un espace 8x12 d’entrepôt (les nouveaux condos de nos cochonneries de trop), ont été mises à vendre. J’ai d’abord parlé à Alain Laurier, un antiquaire qui ferme boutique comme tant d’autres, enterré par la force des IKEA, Wayfair ou Marketplace (le nouveau Kijiji sur FB) de ce monde virtuel. « Les gens parlent d’environnement, mais achètent du neuf chez IKEA. Y a pas de transmission. Les jeunes veulent rien savoir des antiquités. Les dépotoirs sont remplis de vieux meubles. Du jamais vu en 20 ans. In-cro-ya-ble. Je ne vais même plus vider les maisons. Et c’est mondial. En France, aux États-Unis aussi. Je vois des meubles exceptionnels passer. Tiens, la semaine dernière, un secrétaire en marqueterie. J’en aurais eu 1500-2000 $ il y a cinq ans. Aujourd’hui, même pas 200 $. »
Les objets savent toujours ce qu’ils ont à faire
L’antiquaire attribue cette déprime de la vieillerie à l’influence du marketing qui donne aux objets leur lustre et leur désirabilité. Malheureusement, nos hiers moins glorieux ne jouissent d’aucune campagne de pub dans l’inconscient collectif. Et Marie Kondo nous incite à un ascétisme qui en dit long sur la surenchère matérielle. Mais comment se délester de la filiation et de l’héritage sans heurter le passé et nos attachements forcément prégnants ? Nous « investissons » sentimentalement objets, livres, vêtements d’une part de souvenirs qui peinent à mourir en nous.
J’ai lu dans l’essai du psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron Comment l’esprit vient aux objets que l’investissement psychique dont nous affublons nos objets se situe entre pulsion génitale et filiale. « L’être humain a tendance à prolonger son propre corps dans des objets. » On l’appelle le processus d’homonisation. Un vêtement finit par nous coller à la peau, un instrument à la main et un fauteuil au cul. « Chacun a une histoire et une signification mêlées à celles des personnes qui les ont utilisés et aimés. Ils forment ensemble, objets et personnes, une sorte d’unité qui ne peut se désolidariser sans peine », écrit Lydia Flem dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents.
Famille recomposée
J’ai dû me résoudre à vendre séparément, par-ci, par-là, chaque morceau d’une famille solidaire. Chaque « ami » FB m’achetant un pan de vie, réalisant bien que je liquidais l’inventaire de toute une lignée, forcée par les événements. Mes parents avaient patiemment collectionné ces meubles arrachés à l’oubli et me les avaient légués. Ce n’est pas la conscience légère qu’on trahit ses vieux.
« Il y a quelque chose de l’ordre du sacré dans le foyer parental. Y toucher relève du sacrilège, de la profanation », soulève encore Lydia Flem.
Sauf pour le banc de quêteux et la berçante de « Mam », cadeau de mariage à mes géniteurs qui fit le voyage Cap-des-Rosiers–Rosemont sur le toit d’une Coccinelle bleue, j’ai tout donné ou vendu. J’ai même offert l’argenterie de ma grand-mère à Renaissance, sans état d’âme aucun. Très Kondo : « C’est encore utile ? Non. Ça me procure de la joie ? Non plus. Exit. »
Nos objets de longue compagnie ne sont pas moins fidèles, à leur façon modeste et loyale, que les animaux ou les plantes qui nous entourent
Des inconnus m’ont offert de servir de refuge ; mon collègue Marco m’a gentiment proposé un bout de son garage pour entreposer ce qui subsiste de ma saga familiale.
Me reste aussi une armoire en pin du XIXe siècle, venue de Strasbourg, qui n’a pas trouvé preneur. Elle a la particularité d’être démontée, sans clou ni clé Allen. Un vrai meuble IKEA avant l’heure. Et à bien la regarder, je trouve qu’elle pourrait facilement être reconvertie en cercueil. Comme quoi on peut voir un arbre là où il y a du bois, et une forêt derrière si l’on est pourvu d’un peu d’imagination. Mais rares sont ceux qui y entrevoient encore leurs racines.
JOBLOG
Les écrans verts
C’est le défi que s’est donné Beside avec son carnet « Écrans verts » : inventer une vie entre nature et nouvelles technologies, entre connexion et déconnexion. Beside tente de créer des ponts entre l’être humain et la nature et se déploie sur plusieurs plateformes virtuelles ou matérielles (magazine publié deux fois par année, carnet) et même en festival, en expériences rassembleuses. À noter : une entrevue avec Douglas Coupland (génération X) sur les slogans du XXIe siècle : « Mon flux de données ne me juge pas, lui » ; « Je m’ennuie du temps où je ne faisais rien » ; « Internet rend supportable la dégradation de l’environnement » ; « Le progrès n’en vaut pas la peine » ; « Tout arrive plus vite que prévu » ; et cette phrase relayée dans l’entrevue : « Pour que tout reste pareil, bien des choses doivent changer. » Il y a même un petit manuel d’hygiène numérique à la fin. Vraiment très bien fait.Aimé Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem. « L’héritage n’est pas un cadeau. Comment recevoir des choses que l’on ne vous a pas données ? Comment vider la maison de ses parents sans liquider leur passé, le nôtre ? » Ce récit psychologique et philosophique d’une étape de vie très particulière nous fait réaliser le poids des objets de famille dans une vie. Le patrimoine et le matrimoine y sont décodés en revisitant le passé des camps de concentration où ses parents ont séjourné. Incisif et touchant
Retrouvé avec bonheur la plume de Dominique Loreau dans L’éloge de la légèreté. Jeter l’inutile pour vivre plus libre, telle est la énième proposition de simplicité volontaire avancée par Loreau. Plutôt que de jeter, je négocierais pour donner, mais au final : « La sagesse ? Ne jamais dire “pour toujours” et se libérer de l’attachement aux objets. » Personnellement, je la préfère à Marie Kondo. Elle vit au Japon elle aussi, mais ses origines européennes lui permettent de comprendre nos névroses bien occidentales. Un vade-mecum utile sur le lâcher-prise en cette période de déménagements.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.