Roule qui peut
L’histoire s’est retrouvée un peu partout, à la radio, dans le journal. Un fait divers discret, mais évocateur, relaté sur Facebook par mon ami Mark Fortier : le 7 juin, sa fille de 15 ans circule sur la piste cyclable de l’avenue Christophe-Colomb, près du boulevard Métropolitain. En passant devant la voie d’accès au stationnement d’un A&W traversant la piste cyclable, un VUS la frappe. Par chance, elle s’en tire sans trop de mal. Ce n’est pas la première fois qu’un cycliste est happé à cet endroit. Le site est connu pour sa dangerosité. Voulant contribuer à prévenir d’autres accidents, Mark s’est rendu au poste de quartier pour rapporter l’incident, afin que cela soit comptabilisé dans un registre quelconque. Après tout, « rien ne se passe dans cette société sans qu’il y ait un chiffre adossé aux événements », m’a-t-il fait remarquer en s’emportant un peu (ce qui, chez lui, est toujours divertissant).
Au poste, on lui indique cependant que le signalement ne sera pas d’une grande utilité, qu’on sait déjà que le site est risqué, mais que la police n’y peut pas grand-chose. Rosannie Filato, conseillère de la Ville dans Villeray et membre du comité exécutif, a réagi avec empathie à la publication de Mark, soulignant que des mesures avaient déjà été prises pour sécuriser l’endroit. On a mis un dos d’âne parallèle à la piste cyclable, devant l’entrée charretière du restaurant, ajouté des panneaux de signalisation et enjoint à l’établissement de mettre un arrêt à la sortie de son terrain. Il faudrait condamner cette entrée, mais A&W a acquis ce droit de passage et, bon, on ne peut pas trop lui forcer la main. Lors d’une entrevue au sujet du bilan annuel du SPVM, Paul Arcand a même abordé l’incident avec le directeur du corps de police, Sylvain Caron, qui a répondu, lui aussi, avec sérieux et bonne foi.
Ainsi, à la Ville comme au SPVM, on se montre sensible et déterminé à sécuriser les intersections dangereuses. Même A&W, semble-t-il, a passé un coup de fil aux Fortier. Tout le monde veut agir pour le mieux. À cet endroit, comme partout où les cyclistes s’échouent trop souvent sur les capots. On installera des lumières, des panneaux, des sirènes et des ballons s’il le faut. Une chose, cependant, échappe aux remises en question : l’automobile est reine sur la chaussée et dans l’espace urbain. Bien qu’on prenne au sérieux la responsabilité de protéger les usagers de la route les plus vulnérables, il est sous-entendu qu’il s’agit surtout de sécuriser la marge où on les confine.
Circuler à vélo à Montréal est bel et bien une expérience de la marge. On ne sait jamais trop sur quoi débouchent les bandes cyclables mal dessinées : un chantier ? Un sens unique dans la direction inverse ? Un champ de nids-de-poule ? L’entrée du Styx ? La praticabilité de la chaussée varie sans cesse, on ne sait jamais si surgira un conducteur de camionnette distrait, ou un mêlé garé sur la piste cyclable. Il faut s’adapter, réagir sous le coup du stress, choisir entre un risque de crevaison et d’emportiérage… Et bien sûr, le risque pour les cyclistes lorsqu’ils choisissent ce moyen de transport est purement privé. Chacun est responsable de sa sécurité et, ainsi, lorsqu’un vélo finit sous les roues d’un camion, on s’empresse de demander si son conducteur portait, oui ou non, un casque. On vend même depuis peu des coussins gonflables pour le vélo, pensés sur le modèle du gilet de flottaison. Il faut prendre la mesure de ce délire. On comprend beaucoup de choses sur l’expression des rapports de force en société lorsqu’on circule à vélo sur les chaussées crevassées de la métropole.
Bien que la mairesse soit une adepte de la bicyclette et que son parti soit engagé dans la promotion de ce moyen de transport, on marche constamment sur des oeufs pour éviter de léser la souveraineté de l’automobiliste. Même en annonçant le déploiement du Réseau express vélo, il a fallu répéter qu’on ne retirerait pas de places de stationnement, ou si peu, et que tout serait fait pour affecter le moins possible la circulation automobile. S’il fallait justement oser un renversement de perspective, en interrogeant, depuis la marge, la primauté de l’automobile ?
Le problème avec le partage de la route relève certes de l’aménagement urbain, de la sensibilisation, de la surveillance. Mais c’est aussi un problème de culture. En lisant les articles consacrés à la mésaventure de la fille de Mark, je tombe par hasard sur un texte présentant le tout nouveau modèle mis en marché par le géant Ford, la Mustang Shelby GT500, voiture la plus puissante jamais commercialisée. On apprend qu’elle surpasse en puissance certains avions de chasse. D’une grande utilité dans l’espace urbain, à n’en point douter. La manchette, qui a croisé mon chemin par pur hasard algorithmique, résume beaucoup de choses. Cette démesure indique peut-être le gouffre à franchir pour tempérer la domination de la voiture.