L’Abénaquise écarlate
La semaine dernière, je suis allée voir au Musée des beaux-arts de Montréal l’exposition des gravures de la cinéaste et chanteuse abénaquise Alanis Obomsawin, présentée par l’artiste.
La dame était tout de rouge vêtue. Écarlates également, les murs affichant ses oeuvres. Elle a illustré plusieurs figures féminines, dont bien des mères de tant d’enfants. Une gravure montre une femme enterrée vivante dans un cimetière, vision intime tirée d’un cauchemar de jadis. Les animaux, ses amis oniriques de jeunesse, sont partout, guides protecteurs et figures d’apaisement dans un parcours d’extrême détresse, d’où aura pourtant jailli sa lumière.
Ce rouge se veut un écho au sort des femmes autochtones disparues ou assassinées, décrit par le récent rapport de l’enquête nationale sur le sujet, comme un génocide, terme qui fait couler des flots d’encre noire. La désignation recouvrait au départ des exterminations massives et planifiées, celles des juifs sous l’Allemagne nazie et des Tutsis au Rwanda par exemple. Le voici pour la première fois utilisé dans un contexte élargi, embrassant les mécaniques diverses qui mènent des êtres au décès intérieur et parfois à la mort effective.
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Alanis Obomsawin, artiste visuelleAvalisé par Justin Trudeau à ses risques et périls, dénoncé par plusieurs, le terme fait écran aux conclusions de cette commission. Si l’expression « génocide culturel » s’applique facilement aux Premières Nations bafouées du Nord au Sud, « génocide » tout court fait tiquer. Peut-on modifier le sens des mots ? On risque de se déchirer longtemps sur ces questions. Sain débat.
Le mot d’infamie
Reste que ça fait sans doute secrètement l’affaire de plusieurs d’écarter les analyses et conclusions, même partielles ou imprécises, de ce rapport pour ne dénoncer que le mot d’infamie. Bien des spectres de femmes assassinées par Robert Pickton et autres pervers, par leurs conjoints trop ivres, ou violées par les missionnaires, flottent autour de nous. Qui veut tant que ça saisir les ressorts de la négation d’autrui ? Les femmes, les enfants, les adolescents qui se suicident en masse dans leurs réserves sont les premières victimes du lent étranglement des Premières Nations par nos aïeux et nos contemporains, par leurs proches en autodestruction, comme par des Blancs vivant près des réserves, avec qui le torchon n’a jamais fini de brûler.
Chose certaine, Alanis Obomsawin, à la filmographie qui s’étire depuis 40 ans à l’ONF, aura consacré tant de documentaires aux réalités politiques, économiques, sociales et spirituelles des Premiers Peuples qu’elle a mille raisons de se draper dans ce rouge-là. Rouge comme le sang répandu de ses soeurs. Rouge comme l’épithète de Peaux-Rouges longtemps accolée aux premiers habitants du pays pour mieux les isoler des peuples conquérants.
Petite, celle qui était surnommée « la sauvagesse » affirme avoir craint pour sa vie en se rendant à son école de Trois-Rivières (transplantée d’Odanak à l’âge de dix ans, elle et sa famille étaient les seuls Autochtones du coin). Celle qui fut harcelée et violée à cause de ses origines et de son teint basané, à 86 ans, est une survivante et un témoin clé qui n’en revient pas de voir les mentalités évoluer. « Depuis dix ans, les gens nous écoutent », s’émerveille-t-elle. Alanis Obomsawin aura vécu longtemps pour sentir leur héritage un brin reconnu…
Toujours le dominant de quelqu’un
Les réserves autochtones fourmillent d’histoires pas racontables, dont certaines auront du moins émergé du placard grâce aux témoignages recueillis par cette commission. Tant d’oblats, pour ne nommer qu’eux, tremblent de voir leur congrégation éclaboussée par les crimes sexuels de prélats omnipotents (ainsi feu Alexis Joveneau à Unamen Shipu !) commis sur des populations isolées et fragiles.
Quant aux ravages faits par les pensionnats voués à blanchir les membres des Premières Nations en les coupant de leur milieu et de leur langue, ils sont incalculables. Il faut avoir entendu pleurer comme des enfants à cette évocation des chefs de bande d’âge mûr pour saisir la profondeur d’une blessure transmissible aux générations du dessous.
Les Québécois francophones, colonisés par les Anglais, éprouvent un sentiment d’aliénation. Imaginez la situation des Autochtones. On est toujours le dominant de quelqu’un…
Alors on regarde les gravures d’Alanis Obomsawin comme on a vu ses films, mais en plongée accrue d’intimité car elles illustrent le chemin raboteux de sa propre vie. On songe que tout est question de point de vue, qu’aucun terme n’est sans doute assez fort pour traduire les tourments de ces communautés-là, que changer le sens des mots est parfois le meilleur moyen d’offrir un électrochoc aux esprits engourdis… L’initiative se paie fort cher, au demeurant. Que retiendra l’Histoire de cet épisode ? Une tache rouge sang sur un drapeau ? Il y a de quoi rougir, au fait…