À la rescousse de Notre-Dame
Avant le Festival de Cannes, je me suis posée un temps à Paris. De la fenêtre de ma chambre d’hôtel, les deux tours de Notre-Dame s’encadraient comme dans un tableau impressionniste et j’ai bondi visiter la grande cathédrale altérée avec un sentiment de recueillement. Elle était debout mais en souffrance, assurant dans son langage minéral que les monuments peuvent gémir et pleurer. La regarder dans le blanc des yeux procurait une impression de vérité et de fatalisme, intransmissible par écran interposé.
Les touristes photographiaient autant qu’autrefois l’icône parisienne appuyée sur ses arcs-boutants, mais à son chevet désormais, tant la planète aura été frappée d’horreur à la mi-avril au spectacle de son embrasement. Des grues surplombaient le site, des remparts anti-passants s’érigeaient. Tout un chantier s’échafaudait. Deux semaines plus tard, à mon retour de Cannes, les barrières s’étaient consolidées, les voies détournant les badauds étaient mieux délimitées. Notre-Dame, après avoir contaminé les habitants des rives voisines de ses vapeurs de plomb émanant du brasier, s’isolait longuement pour des raisons de santé.
Aux infos, les disputes entre les traditionalistes, qui voudraient voir la cathédrale reconstruite à l’identique des restaurations de Viollet-le-Duc au XIXe siècle, et les « modernes », souhaitant lui imprimer quelque cachet inédit (surtout pour sa flèche disparue), allaient bon train et le débat fera longtemps rage. De nouveaux chapitres de son histoire s’écriront bientôt, en donnant l’envie de parcourir les anciens.
Sur les quais, un bouquiniste vendait Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (ailleurs encore en rupture de stock), dont je me suis emparée dare-dare. C’était une édition « Classiques abrégés », à l’usage des écoles (330 pages, tout de même), sans les passionnantes digressions sur le Paris médiéval, mais truffée de magnifiques gravures sur bois du XIXe siècle d’après des dessins de Gustave Brion. Dix jours plus tard, j’ai trouvé une édition complète du roman (réimprimé et disponible en piles désormais partout en France comme chez nous), m’y immergeant de plus belle. Seul bon côté de cette tragédie : celui de nousreplonger dans ce chef-d’oeuvre de 1831, redevenu d’une acuité troublante.
Les silhouettes du bossu sonneur de cloches Quasimodo, de la belle bohémienne Esméralda et de Claude Frollo, l’archidiacre hanté (la figure du prélat lubrique ne date pas d’hier) y grouillent de vie, de désirs, de conjurations funestes. S’agite toute la faune de la cour des Miracles dans un Moyen Âge de prostituées, de truands et de gentilshommes si bien réinventé par Hugo que sa poésie devait déclasser des réalités historiques dans l’imaginaire collectif.
Sa Notre-Dame à lui, lieu d’asile et des passions fatales, le cinéma et la bande dessinée l’auront revisitée, comme la comédie musicale de Luc Plamondon et Richard Cocciante, propulsant chaque fois plus loin son haleine brûlante de pierre et de fièvre. Mais c’est la littérature qui vole aujourd’hui au secours des esprits attristés, pour offrir un supplément d’âme à l’aïeule gothique meurtrie. Jadis, le romancier aura contribué par sa plume à la sauver des ravages révolutionnaires et des outrages du temps, en la remettant en vogue auprès des Parisiens. Il tient toujours la main des lecteurs du XXIe siècle durant la mise en quarantaine de la cathédrale sur l’île de la Cité, nous faisant arpenter son parvis, ses recoins cachés et ses toits, toutes cloches sonnantes, en une saison ancienne mi-historique, mi-fantasmée.
Du coup, certains passages de Notre-Dame de Paris semblent prémonitoires : « Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles. Une grande flamme désordonnée et furieuse, dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. » Et on croit, lisant ces lignes, revoir la flèche de la cathédrale s’embraser et s’évaporer sous nos yeux.
La sphère d’influence de Victor Hugo demeure entière, ai-je songé. À Cannes, un des meilleurs films de la sélection, Les misérables de Ladj Ly (Prix du jury au palmarès), coup de poing dans une banlieue française de toutes les violences, non seulement avait emprunté son titre au célèbre roman hugolien, mais citait ses misérables en épilogue : « Mes amis, retenez ceci. Il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. »
À l’heure où la lecture des grandes oeuvres a moins la cote, ce retour en grâce de l’auteur de La légende des siècles, lié à un drame ou à des crises de société en résonance avec celles du passé, nous crie ce besoin, pour mieux saisir les enjeux d’aujourd’hui, de solliciter les lumières de maîtres d’hier qui avaient déjà tout dit.