La valeur du service public
Alors que les projets de loi sur l’immigration et la laïcité se heurtent à l’opposition des libéraux, celui qui permettra d’augmenter substantiellement l’allocation de dépenses octroyée aux membres de l’Assemblée nationale pour compenser l’impôt fédéral passera vraisemblablement comme une lettre à la poste.
À la fin de 2017, Manon Massé avait reproché aux trois autres partis de vouloir agir « en catimini », et l’approche de l’élection les en avait dissuadés. Cette fois-ci, ils resteront sourds aux appels à la transparence de QS, qui voudrait tenir des audiences publiques. En fin de compte, les députés n’auront pas plus d’argent dans leurs poches, mais tout ce qui concerne leur salaire est radioactif.
En 2013, un comité présidé par l’ancienne juge à la Cour suprême, Claire L’Heureux-Dubé, avait recommandé une réforme globale de la rémunération des élus en utilisant une méthode d’évaluation mise au point par une firme de consultants oeuvrant dans une cinquantaine de pays.
À partir de différents critères applicables à toutes les sphères d’activité, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, cette méthode permettait d’attribuer un pointage à tous les types d’emploi et à les comparer. Peine perdue, aucun gouvernement n’a osé donner suite à ce rapport.
Le comité L’Heureux-Dubé avait dû reconnaître qu’une donnée fondamentale échappait à ses calculs, soit la valeur qu’une société accorde au service public. Mutatis mutandis, la question de la rémunération se pose aussi dans le cas des hauts dirigeants de l’administration publique.
Dans le rapport qu’elle a présenté jeudi, la vérificatrice générale du Québec dénonce l’opacité qui entoure les avantages offerts à plusieurs dirigeants de sociétés d’État, qu’il s’agisse de primes à la signature ou d’indemnités de départ, dont on ne retrouve souvent aucune trace.
Elle remet surtout en question la hauteur de la rémunération accordée aux dirigeants des sociétés d’État à vocation commerciale, notamment Loto-Québec, la Société des alcools ou encore Investissement Québec, par rapport aux autres sociétés d’État, de même que les raisons qui sont avancées pour justifier cette différence.
« Comment peut-on expliquer qu’il soit plus important d’attirer les talents pour gérer des activités de nature commerciale que pour voir à d’autres enjeux de société que je considère à tout le moins comme aussi importants, tels que l’éducation des jeunes, la santé de la population et la gestion de la dette publique ? » demande-t-elle.
Quel que soit le gouvernement, on a toujours invoqué la compétition avec le secteur privé pour attirer les gestionnaires les plus compétents. Pourtant, sur treize départs, la vérificatrice générale a recensé un seul départ attribuable à l’obtention d’un emploi dans le privé. Qui n’aimerait pas diriger une entreprise qui bénéficie d’un monopole aussi absolu que Loto-Québec, la SAQ ou encore Hydro-Québec ?
Le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, et le président du Conseil du trésor, Christian Dubé, sont d’accord avec la vérificatrice générale sur la question de la transparence, mais ils soutiennent — comme le premier ministre Legault — que chaque société d’État a des besoins particuliers qui peuvent nécessiter des politiques de rémunération différentes.
M. Fitzgibbon a suscité la controverse en octroyant au nouveau p.-d.g. d’Investissement Québec, Guy LeBlanc, une rémunération annuelle de près d’un million, moyennant l’atteinte de certains objectifs de performance. Dans le marché très compétitif des gestionnaires, c’est le prix qu’il faut payer, soutient-il.
Apparemment, cette recherche de l’excellence ne s’applique pas aux élus. Pourquoi M. Fitzgibbon doit-il offrir un million à son ami LeBlanc, alors que lui-même a accepté de se départir de toutes ses actions dans des entreprises qui ne sont pas cotées en Bourse, au risque de vendre à perte, afin de se lancer en politique ?
Et pourquoi M. Dubé a-t-il accepté de quitter son emploi à la Caisse de dépôt, qui commandait un salaire d’un million, pour revenir en politique ? On peut penser ce qu’on veut de Gaétan Barrette, mais il est certain qu’il ferait beaucoup plus d’argent s’il retournait à la radiologie.
Faut-il conclure que les élus sont moins bien payés parce qu’ils n’entrent pas dans la catégorie des meilleurs ? Ou serait-ce plutôt que les gestionnaires auxquels il faut offrir un salaire cinq fois plus élevé que celui du premier ministre (196 193 $) sont de vulgaires mercenaires qui n’ont pas le sens du service public ?
Il est certain que le président d’une société d’État qui gère des milliards de fonds publics est exposé au stress et à la critique, mais c’est sans commune mesure avec ce que doit endurer un premier ministre ou même un simple ministre de l’Économie. Il est vrai que personne n’est forcé de faire de la politique, comme personne n’est obligé de s’abaisser à accepter un maigre salaire de 500 000 $ pour diriger une société d’État.