L’actualité avec David Hume
Le philosophe David Hume (1711-1776) a aperçu un sophisme lourd de conséquences.Il survient quand nous passons, et c’est fallacieusement, de ce qui est, et donc de faits, a? un jugement de valeur, à ce qui doit être. Entre les faits et les normes, entre les propositions factuelles et les jugements normatifs il y a, a brillamment observé Hume, un gouffre que les faits, à eux seuls, ne peuvent en toute logique permettre de franchir.
Ceci est crucial pour l’action puisque celle-ci suppose de viser une fin, laquelle comprend pour être avancée un jugement de valeur.
On devine ce que cela implique pour des politiques publiques en général qui doivent, par définition, pour décider de ce qu’il convient de faire, à la fois réunir des faits probants et adopter des fins et des valeurs, que ces faits à eux seuls ne peuvent déterminer.
De Hume aux politiques publiques
Plusieurs scénarios sont alors possibles, et que vous avez devinés.
Il arrive par exemple qu’on se trompe sur les faits ; ou encore qu’ils soient polémiques, débattus, non concluants.
Il arrive aussi qu’il y ait accord sur les faits, mais profonds désaccords sur les fins. Par exemple, du seul fait avéré de la nocivité du cannabis on ne peut conclure qu’il faille (ou pas) le légaliser.
Il arrive encore que les faits soient bien connus, avérés, solidement établis et que les valeurs soient consensuelles : il reste alors à déterminer comment réaliser en pratique ce que tout cela commande de faire. Mais ici aussi, de profonds désaccords peuvent surgir, pour toutes sortes de raisons : coûts, intérêts corporatistes et bien d’autres.
On imagine sans mal comment tout cela peut être observé quand il s’agit de cette pratique complexe et de la plus haute importance qu’est l’éducation.
Le cas actuel de l’éducation
Voici quelques cas de figure.
Il peut bien entendu arriver là aussi qu’on se trompe sur des faits cruciaux et avérés. Pour une part substantielle, ce fut le cas avec la réforme de l’éducation, qui méconnaissait de précieuses données probantes.
Il arrive que nous ayons des désaccords sur les fins : pour ne nommer que ceux-là, certains débats actuels sur la recherche universitaire trouvent ici une de leurs sources.
Mais ce que suggère Hume jette, me semble-t-il, un éclairage particulièrement instructif sur certains débats très polémiques ayant cours en ce moment en éducation.
Ils surviennent parfois en raison de la très grande et déconcertante nouveauté de ce qui est en jeu.
Songez par exemple à tout ce dossier des nouvelles technologies. Amazon peut-il offrir des cours à l’université ? Lesquels ? À quelles conditions ? Doit-on miser sur les MOOCs (Massive Open Online Courses, des formations en ligne ouvertes à tous) ? Quelles sont ici les données probantes ? Quelles valeurs devrait-on viser ? Comment décider de ce qu’il faut faire sans partisanerie et à l’abri des seuls intérêts particuliers, notamment économiques ?
Mais pensez surtout à tout cet actuel débat sur l’implantation des maternelles quatre ans. Il réunit dans une version assez dramatique tout ce que Hume invite à prédire comme possibles substantiels désaccords. Jugez-en.
Les experts ne s’entendent pas sur les faits ; les fins et les valeurs ne sont pas toujours consensuelles ; il y a des désaccords sur les moyens à mettre en oeuvre, même parmi ceux qui s’entendent sur les faits et les fins ; enfin, des intérêts de toutes sortes, y compris professionnels, financiers et corporatistes, entrent en jeu et expliquent sans doute une part des vifs débats en cours.
Au total, hélas — et je le dirais même s’il arrive que ce qui sera adopté soit ce que je préconise personnellement —, ce qu’il convient de faire dans un dossier d’une si grande importance sera sans doute décidé par la conjoncture ayant porté au pouvoir un parti politique.
Une proposition (2.0 ou 5G)
Pour décider de ce qu’il convient de faire, dans ce cas et dans d’innombrables autres aujourd’hui, on aimerait avoir en mains, présentées de manière aussi objective que possible, toutes les données probantes pertinentes.
On devrait aussi avoir pris le temps qu’il faut pour connaître les valeurs que collectivement nous souhaitons viser en éducation ; nous devrions également pouvoir, sans partisanerie, au-delà de tout corporatisme et de tous les intérêts particuliers des uns et des autres, examiner les moyens à notre disposition et décider desquels privilégier.
Tout cela prend du temps, demande de l’intelligence, de la sagesse et de la prudence ; tout cela pourrait impliquer de repenser jusqu’à nos structures et nos institutions. Rien ici ne peut s’improviser, ne peut se faire en continuant d’agir comme si de rien n’était. Rien de cela ne peut être laissé aux actuels acteurs et instances en éducation ou aux aléas du politique.
Je suggère que nous devrions donc nous inspirer de la belle sagacité manifestée durant la Révolution tranquille et mettre sur pied un vaste chantier armé d’une riche et solide expertise scientifique et disposant du temps nécessaire pour faire son travail : nous aider à repenser en profondeur l’éducation, ses fins et ses moyens.
On le sait peut-être : j’ai appelé ce chantier la commission Parent 2.0. Un ami m’a malicieusement assuré qu’avec la technophilie ambiante, mon appellation n’était déjà plus à la mode et suggéré de la rebaptiser la commission Parent 5G.
Je suis prêt à tout…
Mais, jusqu’à preuve du contraire, je suis persuadé que nous nous devons collectivement de nous atteler à cette lourde, mais ô combien cruciale tâche.