L’a quoi?

Les hommes sont devenus des femmes comme les autres dans le marché lucratif des applications de rencontre. Marketing est le mot.
Photo: iStock Les hommes sont devenus des femmes comme les autres dans le marché lucratif des applications de rencontre. Marketing est le mot.


Ça se « swipe », ça se « ghoste », ça se « matche » à moins de cinq kilomètres de distance, et ça ne fait généralement pas des enfants forts.

Par contre, je connais peu de célibataires qui n’ont pas cédé à ce chant des licornes ; ces créatures imaginaires ont enterré le règne des sirènes, noyées dans le déluge d’applications disponibles. Que ce soit Tinder, Happn, Meetic, Elite Singles ou Grindr, les catalogues de bipèdes en quête d’échanges de phéromones abondent en ligne.

Et force est de constater que les hommes sont devenus des femmes comme les autres dans ce marché lucratif. Eux aussi ne sont plus que de simples marchandises vendues au poids et tenues d’adopter les règles strictes du marketing au détail. « Six packs » d’acier, moto de course, « c’est qui la chanceuse ? », faites une offre.

Au rayon de la chair fraîche ou congelée, on a de tout cette semaine, et pour ce qui est de l’épicerie fine, on fait la fine bouche. Plus on fréquente ces sites, plus on raffine ses critères. Le piège du « je pourrais trouver mieux » guette les amateurs/trices. Pourquoi se contenter de si peu ?

Il y a quelque chose de sacré même dans les amours les plus banales, les relations les moins bien assorties, les rencontres les plus brèves. L’instinct bouleverse tout.

La réalisatrice et artiste visuelle Sophie Lambert s’est intéressée au phénomène, et trois fois plutôt qu’une. D’abord avec son documentaire L’amour au temps du numérique, qui livrait un portrait assez déprimant de cette consommation d’humains sans égard aux élans du coeur, ensuite en réalisant un travail de maîtrise en communications sur « la représentation de l’identité masculine sur les applications de rencontres », puis en rencontrant son chum sur Tinder lors de la recherche de modèles nus pour un projet artistique, il y a quelques années.

Ce champ d’analyse n’a plus de secrets pour elle : « Les millénariaux sont tous là-dessus. Et les appréhensions que j’avais ont été confirmées. Ils sortent des relations aussi vite qu’ils y entrent. Dans dix ans, ils se voient avec une maison, des enfants, casés. Tous. Mais avant, ils veulent “vivre”, “triper”. »

Comme s’il y avait un « avant » et un « après ».

Et Sophie Lambert constate à quel point les hommes ont adopté des archétypes stéréotypés dérivés du vedettariat (milieu sportif ou rock), de la porno et du visuel pour se vendre. « Toutes ces industries sont devenues des modèles qui servent à construire une identité avec l’image. Mais on oublie parfois qu’elles sont financées par les marques. » Vous vous pensiez unique et vous n’êtes qu’un sous-produit de Levi’s, Dodge Ram ou Budweiser.

Les archétypes mâles

 

Sophie m’a créé un profil Tinter de 18 à 70 ans avec une photo de dos, mon prénom et mon âge.

En quelques minutes, j’ai déjà plein de petits coeurs qui veulent en savoir davantage sur la couleur de mes yeux. Cela me permet de jauger la marchandise de mon côté. On s’en tient aux classiques : avec char (Dans ma Camaro je t’emmènerai), avec muscles (Game of Thrones), avec poisson (Tu vois ? Ça mord !), avec amis (J’ai une vraie vie), avec costard (Je suis important), avec couteau de cuisine (La charge mentale, j’assure), en train de déconner (J’ai conservé mon coeur d’enfant), avec un chien (Tu peux compter sur moi ou, au pire, ma mère).

« C’est le moi fantasmé », résume Sophie, qui a étudié le contenu d’un point de vue de chercheuse. « Comment on veut se présenter, mais surtout comment on pense que les autres veulent nous voir. C’est rare que tu arrives à ta première date avec ton poisson, ton ballon de soccer ou torse nu. »

On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands.

 

Dans ce jeu de « Love me Tinder, love me true », rien n’est plus faux. « C’est une exhibition de l’intime, mais à coups de filtres, de recroping d’images, de photos stagées. Nous sommes devenus nos propres publicitaires. » Sophie Lambert met en avant l’idée que « les spectateurs de contenus deviennent un public qui offre de l’autogratification à ceux qui s’exhibent ». Narcissiques, bienvenue.

La sociologue Eva Illouz, auteure de Pourquoi l’amour fait mal sur l’expérience amoureuse dans la modernité et de Les sentiments du capitalisme que cite Sophie dans son travail, a étudié cette consommation associée aux jeux de l’amour et du hasard.

Elle en dégage plusieurs paramètres, dont l’intellectualisation de la recherche, la gestion problématique du flux de rencontres, la visualisation (comme les plats d’un buffet), la commensurabilité (évaluer selon une même mesure) : « Les effets combinés de la psychologie, d’Internet et du marché capitaliste ont pour effet de rendre les partenaires potentiels commensurables, mesurables et comparables selon des techniques nouvelles et des outils cognitifs et d’évaluation. » Ton petit nom, déjà ? Tu es sur ma liste B.

Un tue-l’âme

Mon ami W., un gars dans la trentaine, intelligent et sensible, me signale que Tinder est un mensonge pour éviter la vérité. Il ouvre et referme les dossiers, coche « baisée » ou non : « L’un des vecteurs les plus importants des relations humaines de type amoureux de l’ère Tinder, c’est que dès que tu amorces quelque chose avec quelqu’un, tu es mieux de commencer à chercher ailleurs, car ça va finir et… ça va faire mal. La game est super simple : tu crisses l’autre là avant qu’elle te crisse là. »

Elle m’aime ! Combien je me deviens cher à moi-même, combien… j’ose te le dire à toi, tu m’entendras… combien je m’adore depuis qu’elle m’aime.

Les liaisons dangereuses rencontrent Fortnite. Le premier à quitter le jeu a gagné. Au final, on finit par « ghoster » (ignorer numériquement, la loi du silence). « Une société qui “ghoste” est une société malade, conclut Sophie Lambert. Notre époque est antiromantique. On fonctionne seuls, autonomes, on a du mal à se rejoindre. Mais ces expériences nous marquent à jamais. Ce n’est pas vrai que c’est juste une photo. Après trois ou quatre rencontres, les filles s’attachent. On a une responsabilité envers la personne. » Comme la rose apprivoisée par le Petit Prince.

Nous avons tellement intégré la logique du marché, de façon consciente ou non, que nous l’appliquons à des êtres que nous figeons dans leur rôle. « Nous devenons prisonniers (et prisonnières) de ce que nous imaginons être un homme », avance Sophie Lambert, qui constate que les stéréotypes de force et de pourvoyeur sont encore bien présents.

Mais, au final, la vulnérabilité des uns et des autres est mise à mal… d’un seul coup de pouce. Next.

Adoré le très joli livre Pour coeurs appauvris de Corinne Larochelle. Une soixantaine de tableaux où foisonne l’érotisme, un art de vivre qui fait jouer tous les sens, une splendide liberté féminine avec son lot de déconvenues, de culs-de-sac et de sacs à lubies. « Ensemble nous avons basculé dans une temporalité parallèle, celle où l’on se nourrit de la respiration de l’autre. » Une écriture soignée, poétique, intelligente et qui ne s’en laisse pas imposer par l’amour.

Lu Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité. La célèbre sociologue Eva Illouz met en parallèle ce qui a changé dans notre recherche de la tendre moitié par rapport aux siècles précédents, où les attentes romantiques étaient au plus bas, du moins dans les classes moins aisées. Elle y souligne notamment que l’inégalité affective grève la sphère amoureuse, car les hommes ont moins de mal à pratiquer une sexualité sérielle doublée d’un détachement affectif. Les plateformes de rencontres sont toutes indiquées pour fournir constamment de nouvelles « offres de service ».

Noté sur un profil Tinder de quinqua : « Zéro pilule ». Ça, c’est une façon de dire « Je bande encore » sans Viagra ? Dans le catalogue des amours imaginaires, je trouvais cela divertissant.

Retrouvé L’amour au temps du numérique, un documentaire de Sophie Lambert sur cette jungle où tous les coups sont permis, même les plus bas.


JOBLOG

Fourchette

La websérie Fourchette, sortie récemment sur Tou.tv, m’a beaucoup amusée. Dix épisodes de 11 minutes qui se dévorent en une soirée sur l’amour, toujours l’amour. Des millénariaux typiques qui ne savent pas trop ce qu’ils veulent ; s’engager ou non, rêver ou pas, se laisser pour toujours ou pour un moment. Le langage est très franglais, avec des expressions du cru, du genre shit talk, stalker, basic bitch en contrôle de leur vagin. Sarah (dite Fourchette) y va de certaines réflexions philosophiques en voix hors champ : « Je sais pas ce qui nous prend à notre âge. On veut tout le temps que ce soit insupportable. On veut s’aimer tellement fort que ça fait mal, pis en même temps on veut s’haïr, souffrir, pis se trouver cool de souffrir, se chicaner pour mieux se réconcilier, s’imaginer se quitter pour se faire peur par exprès, pis continuer encore un bout sans douter de notre amour. Tout ça pour pas que ce soit plate trop vite. »


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