Les «trottineux»
Nous marchions paisiblement sous un ciel gris lorsqu’un individu tournant le coin fit irruption à toute vitesse. Il n’était ni en voiture ni à vélo, et encore moins à pied. Parfaitement inconscient du fait qu’il était passé à deux doigts de nous renverser, il poursuivait sa route les yeux fixés sur l’horizon, slalomant entre les enfants, les badauds et les grands-mères qui tiraient péniblement leur chariot.
Son visage impassible semblait absent au monde qui l’entourait. Ce jeune homme bien de sa personne paraissait filer vers son destin comme dans une publicité de déodorant. Les écouteurs vissés aux oreilles, il devait planer dans quelque monde éthéré au son d’une rengaine à la mode. À aucun moment n’a-t-il entendu les rires des enfants qu’il effleurait pourtant ni entrevu le regard inquiet de la vieille dame qu’il était sur le point de bousculer.
Adieu l’insouciance des flâneurs et des paisibles promenades où l’on se contentait d’admirer le paysage. Depuis six mois, les trottoirs parisiens sont devenus un enfer.
Oubliez Le piéton de Paris de cet éternel flâneur que fut Léon-Paul Fargue, qui déambulait dans la capitale avec la sérénité du piéton roi. Depuis que la Ville Lumière s’est mise dans la tête de se métamorphoser en capitale des « nouvelles mobilités », marcher dans Paris est devenu une course à obstacles. Il faut être en permanence sur ses gardes depuis que 15 000 trottinettes électriques en libre-service ont envahi les lieux publics.
On dit qu’elles devraient arriver dès cet été dans les rues de Montréal. Pauvres de nous ! En attendant, elles ont transformé celles de Paris en scène de guerre. C’est le dilemme de la trottinette. Dangereuse sur la route, où personne ne la voit, elle se retrouve inévitablement sur le trottoir.
À Paris, pas moins une douzaine d’opérateurs se disputent le marché depuis un an. La guerre économique a vite tourné à la foire d’empoigne, chaque opérateur laissant ses engins n’importe où, souvent au milieu d’un passage.
Une journaliste qui habite près d’un institut pour aveugles expliquait récemment que, pour ces derniers, les trottoirs étaient devenus dangereux. La nuit, la recharge est confiée à des individus payés à la pièce, souvent au noir.
Depuis un an, le nombre de blessés aurait d’ailleurs augmenté de 23 %, selon Le Parisien. Pas plus tard que lundi, une femme et son bébé de sept semaines ont été renversés dans le 17e arrondissement. En colère, le maire du 13e a fait envoyer à la fourrière toutes les trottinettes qui traînaient sur les trottoirs de son quartier.
La municipalité et l’État, qui dormaient au gaz, ont aussitôt promis une réglementation sévère. Il faudra bientôt les déposer dans un lieu identifié et elles seront bannies des trottoirs sous peine d’amendes. Mais, avant de penser à de tels règlements, la plupart du temps inapplicables compte tenu du nombre, les élus toujours en mal de nouveaux gadgets n’auraient-ils pas oublié de poser la question essentielle ?
Au-delà des beaux discours sur les « nouvelles mobilités », à quoi peuvent bien servir ces engins dans une ville d’abord faite pour la marche et dotée de transports en commun parmi les meilleurs au monde ?
Il n’y a qu’à observer la griserie de ces grands dadais de 35 ans qui filent à toute allure pour se convaincre que l’objet tient plus du jouet que du moyen de transport. Le regretté Philippe Murray n’aurait pas manqué d’y voir une manifestation de plus de cet Homo festivus qui, nous a-t-il appris, ne cesse de transformer nos centres-villes en foires. Michel Onfray n’a pas tort d’y déceler « une infantilisation de la société ». Après Paris-plage, les palmiers en bord de Seine et l’« espace » nudistes de Vincennes, on n’en est pas à une aberration près.
Quant aux prétentions écologiques, on repassera ! Il faudra en effet expliquer en quoi un moyen de transport, qui n’a pratiquement aucun effet sur le trafic automobile, mais diminue plutôt l’utilisation du transport en commun, peut être écologique. Il est facile de constater que, sans trottinettes, les utilisateurs auraient pris le bus, le métro ou simplement marché. Étrange discours écologique que celui qui sert aussi de prétexte au gaspillage le plus éhonté. Une étude américaine a en effet montré que la durée de vie de ces engins en libre service ne dépassait pas trois mois. Le seuil de rentabilité étant de quatre, les experts doutent avec raison de l’avenir de ce moyen de transport.
Non contente de privatiser l’espace public, la trottinette électrique dessine une ville où chacun est absent à chacun et vit dans sa bulle. Nouvel atavisme de cet oxymore que représente « l’écologie progressiste », elle ne fait qu’offrir à l’individualiste techno qui peuple nos grandes villes une nouvelle occasion de s’ébaudir en détruisant les derniers lieux d’une sociabilité en voie de disparition.
Mais surtout, elle détruit la marche qui, seule pourtant, nous « invite à prendre la clé des champs, à retrouver une écoute et une disponibilité au monde, une jouissance du temps », disait l’anthropologue David Le Breton dans Éloge de la marche (Métailié). Car, conclut-il, « flâner, c’est perdre cette violence du temps qui caractérise notre société contemporaine ».