Un intermède lumineux

L'auteure et humoriste Anne-Marie Dupras défend l’érotisme et toutes ses nuances subtiles. Elle promeut également une sexualité décomplexée dans son dernier roman interactif dont vous êtes l’héroïne.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir L'auteure et humoriste Anne-Marie Dupras défend l’érotisme et toutes ses nuances subtiles. Elle promeut également une sexualité décomplexée dans son dernier roman interactif dont vous êtes l’héroïne.


Il y a dans cette rencontre quelque chose d’évanescent et de fragile comme le désir. D’émouvant et de profondément rebelle aussi. Loin du fracas du monde, en porte-à-faux avec les balises claires de la porno et de son aboutissement prévisible, l’érotisme est un art de vivre souvent oublié, voire négligé. Tout va trop vite, même (et surtout ?) dans cette dimension si exquise et rare du plaisir, d’une sensualité exacerbée. Si on avait besoin d’une preuve, le paradis peut être pavé de mauvaises intentions.

C’est ici, dans le slow sex, qu’on se toise, qu’on se hume, qu’on se tâtonne, qu’on s’agace, qu’on s’évite avec talent pour mieux se donner avec fougue, qu’on se dévoile avec retenue de façon à être convoité sans hâte. Ici qu’on joue la lente montée chromatique du désir sur toutes les gammes possibles.

On ne peut pas pratiquer l’érotisme avec tout le monde, tant s’en faut. Cela nécessite des partenaires de jeu compatibles et capables d’investir cette parenthèse avec imagination et audace. On a longtemps dit que le meilleur moment de l’amour, c’est l’escalier, mais l’ascenseur a été inventé depuis. Il suffirait peut-être d’appuyer sur le bouton « arrêt » entre deux étages ?

L’érotisme est une île qui fait que la vie ailleurs est possible

C’est ce que le sociologue Francesco Alberoni appelait dans son essai L’érotisme un « intermède lumineux », un temps « extraordinaire », « un temps hors du temps, retranché de la vie quotidienne ». Parlant de l’homme (et ça vaut pour la nounoune aussi) : « C’est ainsi qu’il oublie ses erreurs et s’en console, qu’il soigne ses blessures. »

Somme toute, cette évasion fusionnelle revêt les atours du voyage fantasmé, désorganisé et sacré. Car cette dimension aussi, à la fois païenne et profondément chamanique, cette danse autour du cercle de feu, permet toutes les connivences et les digressions sensuelles. Et plus, si affinités.

L’art de vibrer

Pour l’anthropologue en santé sexuelle (oui, oui, ça existe !) Nesrine Bessaïh, l’érotisme se distingue de la porno par son pouvoir d’évocation et sa dimension artistique, sa recherche esthétique : « La pornographie, en comparaison, est une tautologie ; elle existe par elle-même dans un modèle linéaire.

Dans l’érotisme, il n’y a pas “un” moment, “là” c’est l’orgasme. » Le désir lui-même est un plaisir. Ça ne pourrait être que cela, se regarder dans les yeux, s’envoyer des sextos. »

À l’évidence, la porno est axée sur l’aspect génital alors que l’érotisme joue sur des éléments fantasmatiques plus subtils, où la fête des sens se déploie sans queue ni tête. La musique, les dentelles, les matières, l’éclairage, l’envoûtement, l’abandon et la fuite, même le cube Rubik (si, si !) peut devenir prétexte à érotiser l’instant. Du strip-poker à l’effeuillage chorégraphié ou improvisé, on ne boude jamais son plaisir dans l’attente.

L’érotisme fait peur parce qu’il excelle dans l’excès, s’épanouit dans la surabon­dance et l’illimité. Il élève l’instinct au rang d’un art d’aimer, et donc de vivre. Il est le meilleur moyen de surmonter tous les pièges de la vie.

 

Les conversations, le regard soutenu, l’intimité qui se crée dans chaque caresse, à la verticale comme à l’horizontale, ce croissant de lune admiré d’un balcon avant qu’il ne bascule à l’horizon, ces framboises écrasées dans un gin-tonic partagé, ces lèvres humectées, l’écume du désir, tout est là et s’évapore à la fois dans le temps long des retrouvailles espérées.

Il y a dans ces étreintes une dimension poétique, comme me le mentionnait un ami FB. Et cette autre amie qui enchaîne sur l’avant, le pendant et l’après. De l’anticipation à l’évocation post-mortem, tout est matière à se sentir vibrer. Marie-Sophie ajoute même : « L’érotisme, c’est ce qui a précédé l’égotisme. »

Pour l’écrivaine et humoriste Anne-Marie Dupras, l’érotisme n’est malheureusement plus que l’ombre de lui-même depuis l’arrivée de la porno techno : « Nous l’avons complètement échappé », croit celle qui vient de publier un roman de clit lit intitulé Orgasmes à la carte, des aventures érotiques interactives qui se lisent d’une main ou à quatre, c’est selon.

Anne-Marie revendique un plaisir féminin assumé, à des lieues de toute culpabilité et plus axé sur la sensualité que sur le dénouement triomphal. Bisexuelle féministe avouée, elle est devenue après son livre Ma vie amoureuse de marde une référence et une coach en matière de séduction. Aujourd’hui mariée, elle pose un regard ludique, libre et cru sur la sexualité dans laquelle s’inscrit l’érotisme.

Ramener le French kiss

 

Ce qui se limite souvent à un petit quart d’heure dans la foulée du quotidien, préliminaires compris, peut s’étendre sur des heures pour les amants qui en font une activité récréative en soi. « Il faut ramener le French kiss. La course à l’orgasme, c’est rendu lourd. Et s’il n’y a pas d’orgasme, c’est un échec. Tout le reste est considéré comme du niaisage », insiste Anne-Marie Dupras, 46 ans.

« Le fait d’avoir été avec beaucoup de femmes m’a amenée vers l’érotisme. Avec un gars, c’est beaucoup centré autour du pénis. Et dans la porno, les filles font semblant de jouir pour que l’homme éjacule », affirme celle qui a étudié en sexologie avant de trouver sa voie dans l’humour et l’amour.

L’auteure croit également que nous devrions ajouter une éducation à l’érotisme dans les programmes donnés aux jeunes. « Ce n’est pas suffisant, l’éducation sexuelle, nous ne sommes pas que des organes. Tout va vite, on binge, on swipe, on a peur de l’incertitude. »

Pour celle qui estime que le prince charmant est patient et le bon amant, galant, il faut réapprendre à se désirer et prendre le sexe moins au sérieux. Également violoncelliste, Anne-Marie a déjà produit un film érotique où elle jouait de son instrument (celui avec des cordes) nue. « Tout est dans la suggestion, la séduction, pas besoin de tout montrer. Il n’y a pas de fin en soi. »

Au-delà du sexe, il y a l’amour, dont l’érotisme peut aussi se nourrir. « Ça s’appelle “faire l’amour” ! renchérit Anne-Marie. Sinon, ça s’appellerait “faire le sexe”. »

Au final, trouver le, la ou les artistes avec qui composer l’aubade à Éros demeure le véritable défi. L’érotisme sans chimie ressemble à un milk-shake à la vanille artificielle. Moins la cerise et sans crème fouettée.

Aimé le livre érotique Orgasmes à la carte destiné aux lectrices intrépides. Le bouquin est un peu voyant et le titre ne fait pas dans la suggestion, mais l’écriture est très efficace pour faire mousser l’érotisme, seule ou avec d’autres. Afin de rédiger son livre en résonance avec les fantasmes féminins, Anne-Marie Dupras a sondé un groupe fermé sur Facebook : « Les fantasmes les plus fréquents, ce sont ceux avec deux hommes, le BDSM soft, avec une fille et les jouets sexuels. » À s’offrir avec un vibrateur Womanizer ?

Visionné la vidéo traitant de l’orgasme au féminin sur le site de « Projet Stérone », un trio de filles jouissif dont Anne-Marie Dupras fait partie. Humour féministe et sexe, à consommer sans modération. 

Apprécié l’expo Toilet Paper portée par la galerie Blanc, dans l’espace public à l’angle des rues Sainte-Catherine et Amherst à Montréal. Un rien provocant, et de magnifiques montages photo de Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari. Ça dure jusqu’en mai 2020 ! 

Lu cet article dans Slate sur les nouvelles terminologies suggérées pour remplacer clitoris, vagin, utérus, trompes de Fallope, jugées sexistes… S’il faut renommer toute la quincaillerie, nous en avons encore pour 100 ans d’obscurantisme sexuel, il me semble. Et remplacer « vagin » par « trou du devant » ? Vraiment ? 

Feuilleté le livre Corps accord sous la coordination de l’anthropologue Nesrine Bessaïh, un guide de sexualité positive adapté du classique Our Bodies, Ourselves. À l’heure où l’on vote une loi antiavortement au sud de la frontière et où la grève du sexe a été proposée comme solution, voici un livre qui nous amène dans des zones plus libératrices. Le plaisir, seule ou avec des partenaires, le poil (honni depuis la porno), les agressions, les jouets sexuels, la porno féministe… l’ouvrage ratisse très large, mais il est parsemé de témoignages qui en allègent la structure. Excellent fourre-tout.


JOBLOG

Elle s’appelle Maîtresse May au travail et Tiff sur les bancs de l’université où elle étudie en psychologie. La nouvelle série Bonding (ou Des liens bien serrés en français, doublé vraiment ado) réunit deux jeunes vingtenaires, elle en dominatrice BDSM et lui en gai un peu « vanille » qui devient son assistant par amitié. Désopilants, sur un thème qui ne manque pas de panache visuel, ces sept épisodes de 15 minutes dédramatisent la sexualité et ses fantasmes les plus pervers. Comédie sur fond de masochisme, de désir et de pouvoir, un menu à la fois relevé et distrayant. Pas pour toute la famille, ai-je besoin de le spécifier ? Sur Netflix.

 

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