Les plateformes subventionnées
On a l’habitude de tenir pour évident le fait que les Google, Facebook ou Uber seraient les incarnations de ces modèles « disruptifs », qui carburent à l’innovation. Le succès des entreprises de la Silicon Valley serait le résultat du marché qu’on aurait laissé libre de libérer l’innovation ! On oppose souvent cela aux entreprises « traditionnelles », qui s’accrocheraient à des modèles d’affaires dépassés et réclameraient d’être protégées contre les rigueurs du libre marché.
Pourtant, le dynamisme si souvent célébré émanant de la Silicon Valley ne tient pas uniquement à la prédilection innée pour le risque et l’innovation. Une partie du succès des entreprises qui ont développé des plateformes sur le Web découle d’un statut juridique préférentiel accordé dans les années 1990 par les législateurs américains. Un statut dont n’ont pas bénéficié les entreprises européennes, asiatiques ou canadiennes. Un statut qui vaut à lui seul beaucoup de subventions.
Dans une étude publiée en 2014, le professeur Anupam Chander de l’Université de Californie Davis relève les différences entre les lois régissant la responsabilité des plateformes Internet aux États-Unis et celles qui prévalent dans d’autres pays industrialisés. Avant l’explosion du développement des plateformes Internet qui permettent à chacun des usagers de « partager » toutes sortes de contenus et de proposer toutes sortes de transactions, les lois imposaient une lourde responsabilité à de tels intermédiaires. Principalement celle de devoir répondre des dommages engendrés par les partages et autres activités que les internautes avaient le loisir de mener sur les plateformes comme Facebook ou YouTube.
Un statut préférentiel
Dans les années 1990, les législateurs américains ont radicalement modifié les règles relatives à la responsabilité des intermédiaires d’Internet. Dégagées des obligations à l’égard de ce que mettent en ligne les internautes qui viennent interagir sur leurs sites, ces entreprises ont pu développer des modèles d’affaires qui les dispensaient de se préoccuper des conséquences adverses des activités menées par les internautes sur leurs plateformes. En clair, elles pouvaient se développer avec le seul souci de valoriser l’attention des internautes sans crainte de se retrouver légalement responsables des dérives qui allaient forcément survenir de temps à autre.
On ne peut donc tenir pour acquis que ces intermédiaires auraient tout simplement joué les règles du « libre marché ». Ils ont plutôt bénéficié d’un cadre juridique qui les affranchissait des exigences du droit commun selon lequel fonctionne le marché. À l’égard de ce qui fait le pain et le beurre de la plupart de leurs modèles d’affaires, ces plateformes se sont retrouvées exemptées des règles imposant de répondre des faits et gestes des usagers qui viennent « partager » des contenus.
Concrètement, les lois mises en place dans les années 1990 aux États-Unis ont permis la création d’entreprises qui n’avaient pas à se soucier des conséquences financières d’activités intrinsèquement risquées comme celles qui pouvaient résulter de la publication de propos fautifs par l’un ou l’autre des usagers qui affichent des contenus sur des plateformes comme Facebook ou YouTube. Chander remarque que cela fait une importante différence lorsqu’une entreprise sollicite des investisseurs. Un entrepreneur qui aurait envisagé de mettre en place une plateforme comme Facebook à partir d’un pays européen aurait eu à prendre en compte des lois beaucoup plus sévères protégeant la vie privée ou encore des lois qui tiennent les plateformes responsables dès lors qu’elles ont connaissance d’un contenu illicite sur leurs serveurs. Au total, un niveau de risque beaucoup plus élevé que celui qui résulte des lois américaines.
Ainsi dégagées de l’obligation de se soucier de ces externalités associées à leur activité dans le monde connecté, plusieurs des entreprises de la Silicon Valley ont été en position d’investir dans le développement d’applications performantes, toujours en pouvant se fonder sur la prémisse que c’est l’individu-usager — non la plateforme — qui est responsable de ce qui se passe en ligne.
Encore aujourd’hui, on constate régulièrement que les réponses typiques des plateformes intermédiaires d’Internet sont de proposer leur « aide » afin de résoudre des situations qu’elles considèrent comme hors de leur responsabilité. Par exemple, lorsqu’un pépin survient avec un logement sur Airbnb, l’entreprise se fera tirer l’oreille pour intervenir. On peut observer le même réflexe chez Facebook qui, chaque fois qu’un scandale survient, jure qu’elle fera son possible pour « aider » les usagers à mieux configurer leurs comptes. Pour ces plateformes, c’est l’usager qui est responsable, pas elles.
Les lois américaines applicables aux plateformes d’Internet leur ont permis de se développer à l’abri des risques de devoir répondre à de lourdes poursuites en responsabilité. De telles protections contre les aléas inhérents au « libre marché » équivalent à beaucoup de subventions !
Notre chroniqueur est membre du comité d’experts nommé par le gouvernement fédéral pour moderniser les lois canadiennes sur les télécommunications et la radiodiffusion.