Les invisibles
À l’heure où ma gorge est enflammée par la faim du matin, elle est déjà passée depuis longtemps. Madame Vanasse passe en coup de vent, bien avant que l’astre qui porte la lumière sur terre ne se montre. Je ne la connais pas. Ce n’est même pas une ombre, mais elle donne pourtant de la consistance à mes journées puisque c’est elle qui vient me livrer mes journaux quotidiens.
Jusqu’à la semaine dernière, je ne savais pas même son nom. Vous l’apprenez presque en même temps que moi. Elle s’appelle Diane. Diane Vanasse. Je ne l’avais jamais vue.
Après 18 ans de service, elle est venue nous dire qu’elle s’en va. Elle tenait à faire savoir à ses clients que c’était fini, qu’elle était presque partie déjà. À tous, elle a distribué un petit mot pour l’expliquer.
La nuit, va-t-elle enfin pouvoir dormir ? À compter du 20 mai, elle n’aura plus, en tout cas, à être debout à minuit et demi, ni à se coucher en fin d’après-midi.
Nos vies sont faites d’un fragile pointillé que tout peut effacer. Qui retient ce qui s’est passé, sinon le temps seul ? Dans quelques jours, ce sera l’heure de mettre un point final à son travail.
Je l’ai trouvée chez elle. Je lui ai parlé. Elle était un peu surprise. Et moi aussi, finalement, parce que je ne savais pas trop quoi lui demander, pour commencer.
Il y a deux décennies, elle a perdu son emploi. Depuis, on ne dit plus « perdre son emploi ». On use de circonlocutions. On dit qu’il a fallu « moderniser », « restructurer », « libéraliser », « externaliser », tout en faisant volontiers croire que l’individu demeure, malgré tout, seul responsable de son autonomie, valeur suprême et norme des sociétés contemporaines.
Toujours est-il que, sans emploi, Diane Vanasse a décidé d’accepter de livrer les journaux. Quand j’étais petit, je me souviens d’enfants qui faisaient ce travail autour de moi, avec leur gros sac de toile ciré, un peu comme un jeu, du moins par beau temps. À Kingston, en Ontario, mes cousins distribuaient, chaque matin, les journaux en patins à roulettes, au son d’une musique disco. Mais ce n’est plus un jeu d’enfants depuis longtemps, ces livraisons de l’aube. Il vous faut, pour commencer, une auto.
Diane Vanasse avait accepté ce travail en attendant de trouver mieux. Pourquoi pas ? Le temps qu’il faut pour amasser un peu d’argent. Le temps qu’il faut pour reprendre le dessus, pour empêcher l’univers de vous écraser. Le temps, en somme, de se prouver qu’on a le désir de durer. Livrer des journaux n’était pas son premier choix. Mais qu’est-ce qu’on choisit vraiment ? Il faut bien vivre. « On reçoit un chèque aux deux semaines. » Comme les autres camelots, Diane Vanasse touche treize sous pour chaque exemplaire de journal livré. « Plus un peu d’argent pour le gaz. Pas grand-chose, parce qu’on fait pas du gros millage. » Ce n’est pas là un salaire qui donne envie. Pourtant, son travail s’avère essentiel à ma vie. À la vôtre aussi, peut-être.
Se lever avant une heure le matin pour pouvoir composer avec deux trajets de livraison, ce n’était pas fait pour elle. Il y a deux décennies, quand elle a commencé, Diane Vanasse a tout de suite compris que ce travail de fou, elle ne le supporterait pas plus d’une semaine. On l’a mise au défi de tenir, dit-elle. Elle a tenu. Une semaine d’abord, puis deux, puis un mois, deux mois, une année… « C’était si prenant qu’ensuite, il n’était plus possible de partir ». Le journal doit être livré au plus tard à 7 heures. Avec Diane Vanasse, il est toujours là beaucoup plus tôt, assez tôt pour ne jamais la croiser, pour ne rien déranger de la vie d’une maisonnée. Nous sommes dans une société de services. Il est facile, quand on est aussi bien servi, de s’imaginer qu’on ne vit pas dans une société de servitudes.
« Ceux qui font ça, en général, n’ont pas de famille. Ce n’est pas possible, travailler la nuit, comme ça, avec des enfants. » Surtout qu’il n’y a jamais personne pour vous remplacer. Il y a, depuis un moment, une pénurie de camelots. « Cet hiver, bien que ça ait été très difficile à cause de la météo, de la glace, tout ça, il n’y a pas eu beaucoup de blessés. Les autres années, il y en a eu beaucoup. » Tôt le matin, les escaliers ne sont pas déneigés. Les trottoirs non plus. On glisse. On se fait mal. « Pas grand monde veut faire ça. »
Des projets pour cette retraite ? Prendre des vacances. Rien d’extravagant du tout. « Je n’ai jamais pris de vacances. Jamais. Je trouvais ça trop difficile, être remplacée. C’est nous qui sommes responsables de notre remplaçant. » Pas facile d’en trouver un. Il faut expliquer à quelqu’un d’autre ce que le corps, au fil du temps, a appris dans une suite d’automatismes qui ne s’enseignent pas. Des congés, Diane Vanasse n’aura connu que la poignée de jours fériés. Et des dimanches. « Je n’ai jamais manqué une journée. Une fois, je me suis fait une entorse. Un neveu est venu m’aider. » Maintenant, elle aura du temps pour aller visiter sa parenté, dit-elle. Peut-être même pour aller un peu en Floride, voir des gens. Et puis elle veut s’abonner au Devoir. Celui du samedi.
Combien de gens, telle Diane Vanasse, habitent nos vies, sans pour autant qu’on les voie, sans qu’on fasse trop attention à eux ? Combien de gens acceptent, contre quelques sous, de rendre notre quotidien plus riche ? Ils sont partout autour de nous, mais ils ne laissent pas de traces, car on s’emploie à faire comme s’ils n’en laissaient pas…
Même si, pour bien vous le dire, il est tout de même un peu tard, je voulais vous dire merci, Madame Vanasse.