Le chroniqueur va au théâtre
Je viens de voir, au Théâtre du Rideau vert, L’éducation de Rita, une pièce de Willy Russell qui date de 1980 et qui a été portée à l’écran en 1983. Elle nous est cette fois proposée dans une très belle traduction originale de Maryse Warda (que je citerai ici), fort habilement mise en scène par Marie-Thérèse Fortin.
Les deux comédiens, Émilie Bibeau et Benoit Gouin, y sont remarquables. Merci à toute l’équipe de la merveilleuse soirée. Mais si je vous en parle, vous l’aurez deviné, c’est que la pièce est, en fait, une riche réflexion sur l’éducation.
Rita à l’université
Rita est une jeune coiffeuse de 26 ans, très peu cultivée, qui a décidé de s’inscrire en littérature à la Open University, un établissement qui permet justement à des personnes dans sa situation de fréquenter l’université. Son tuteur, qui la prépare à ces études, est le professeur Frank Bryant, un homme d’âge mûr qui a depuis longtemps bien plus d’intérêt pour la bouteille (il cache ses flacons derrière les livres de la bibliothèque de son bureau…) que pour la littérature ou l’étude.
La pièce raconte leur relation jusqu’au moment où Rita passe avec succès ses examens. À travers cette relation, ce sont au fond deux questions qui sont posées et examinées : celle de la nature réelle et des divers effets (possibles ou avérés) de l’éducation sur la personne qui la reçoit ; celle de ce que provoque sur les personnes concernées la relation entre qui donne et qui reçoit cette éducation.
Le point de départ de cette réflexion est tout à fait pertinent, puisque non seulement Rita, qui veut être éduquée, ne sait par définition pas précisément ce à quoi elle aspire, mais aussi parce que Frank a quant à lui depuis longtemps déjà perdu le sens de la valeur et de l’importance de ce qu’il a pour mission de faire acquérir.
Le vocabulaire de Rita est aussi limité que le sont ses références culturelles. Devant La naissance de Vénus au mur du bureau, qu’elle trouve érotique, elle s’exclame : « Checkez-y les boules. »
Mais elle veut sortir de ce qu’elle perçoit désormais être une sorte de caverne de la médiocrité où elle est enfermée, et elle aspire à apprendre, à comprendre plus profondément les choses.
Dans son ignorance, elle se fait aussi, non sans une certaine naïveté, une idée très élevée de l’univers auquel elle aspire. Frank, qui est revenu de tout, le perçoit et s’inquiète à savoir que cela ferait perdre à Rita sa spontanéité, sa vérité, son identité.
Sortie de caverne
Comment nommer ce que Rita veut ? Au fond, ce qu’elle désire plus ou moins consciemment acquérir, c’est une éducation libérale, c’est-à-dire une éducation qui la rendra plus libre et la fera pénétrer dans un univers plus vaste et plus riche.
Cela ne se fera pas sans mal. En accédant peu à peu au savoir, en sortant progressivement de la sombre caverne, elle devient d’abord étrangère à ceux et celles de son milieu, à commencer par son mari.
En s’éduquant, Rita, elle le dit elle-même, est devenue « une bibitte ». Elle dira : « J’suis pus capable de parler avec le monde avec qui je vis. Pis je peux pas parler au monde comme ceux que j’ai vus samedi, ou ben tout' eux autres dehors [les personnes à l’université], parce que j’arrive pas à apprendre leur langage. »
Rita, avec l’aide de Bryant, progresse pourtant et s’approprie peu à peu ce langage, ces codes, ces repères, qui sont ceux des personnes éduquées. Mais elle le fait d’abord en extériorité. Tout cela est chez elle sans profondeur, superficiel et même pire : de la parure et de la prétention. Mais elle l’ignore encore.
Et quand Frank, qui se rappelle finalement ce qu’est une éducation devant cet étalage de ce qu’il déteste, lui fait remarquer tout cela, elle s’offusque sans comprendre : « Je suis éduquée, j’ai ce que vous avez, pis vous aimez pas ça, parce que vous préférez me voir comme la petite habitante que j’étais ; vous êtes pareil comme tous les autres — vous aimez garder vos petites gens dans l’ignorance parce que, comme ça, y’ont l’air charmants pis pittoresques. J’ai pas besoin de vous. Je sais quel linge mettre, quel vin acheter, quelles pièces aller voir, pis quels livres lire. Je peux me passer de vous. »
La pièce donne des raisons de remettre en question la valeur de l’éducation, mais elle donne aussi, selon moi, deux indices qui invitent à conclure que la sortie de la caverne a produit ses effets.
La première est de suggérer que le savoir réellement appréhendé transforme en profondeur la personne éduquée, qui devient en quelque sorte autre en devenant pleinement elle-même.
Mais surtout, en suggérant que ce savoir acquis est bien vivant parce que sans cesse interrogé et jamais figé. Rita a réussi : elle a été éduquée, pas endoctrinée. Bryant reprendra à ce sujet les mots attribués à Socrate et que Rita fera certainement siens : « Tout ce que je sais — et entendez-moi bien —, c’est que je ne sais absolument rien. »
J’ai dit Rita ? En fait, on apprend, superbe métaphore, que Rita est en fait un surnom choisi par celle qui s’appelle en réalité Suzanne, choisi en hommage à une auteure d’un roman populaire qu’elle avait aimé. Elle reviendra à son vrai prénom.
Je veux souligner une dernière chose de ce beau texte : c’est qu’à la fin, par cette étrange magie, par cette singulière osmose que connaissent bien toutes les personnes qui enseignent, Bryant aura, lui aussi, beaucoup appris, et de Rita et de Suzanne.
Peut-être même — qui sait ? — bien des choses sur la nature et sur la valeur de l’éducation.