L’héritier

Le premier ministre Justin Trudeau a fait sourciller plusieurs Québécois ce mois-ci lorsqu’il a évoqué l’héritage de son père, Pierre Elliott Trudeau, pour expliquer pourquoi il n’aurait jamais exercé de pressions politiques indues sur l’ancienne procureure générale Jody Wilson-Raybould.

« Parmi les dossiers qui lui étaient les plus chers et qui le sont aussi pour moi, il y a le dossier de la justice », a soutenu le fils du père de la Charte canadienne des droits et des libertés.

Or, pour beaucoup de Québécois qui ont vécu les suites de la crise d’Octobre, le principal souvenir de Pierre Elliott Trudeau en matière de justice demeure sa décision fatidique d’invoquer la Loi sur les mesures de guerre en 1970. La suspension des libertés fondamentales et du principe juridique sacro-saint d’habeas corpus a laissé un goût amer au Québec, encore aujourd’hui.

Il n’en demeure pas moins que cet aspect de l’héritage de Pierre Elliott Trudeau est rarement évoqué dans le reste du Canada, où l’oeuvre principale de Trudeau père est réputée être cette Charte des droits si chère aux Canadiens. Il est vrai que la Constitution de 1982 prévoit que le Parlement fédéral ou une législature provinciale peut déroger à la Charte. Mais il est maintenant tellement tabou d’évoquer cette possibilité au Canada anglais que la disposition de dérogation est devenue en pratique caduque. Certains aimeraient même qu’elle soit biffée de la Constitution. Le premier ministre ontarien, Doug Ford, a eu beau menacer d’invoquer cette disposition l’an dernier pour faire adopter sa réforme du conseil municipal de Toronto, il n’est jamais passé à l’acte, la cour ontarienne ayant validé la constitutionnalité de son plan. Une chance, puisque s’il avait décidé d’invoquer cette disposition « honteuse », cela aurait déclenché une crise constitutionnelle. La simple menace a suscité un tollé chez les éditorialistes du pays.

Si l’idée de recourir à la disposition de dérogation dans le cas d’une simple réforme municipale a été si dénoncée au Canada anglais, il n’était pas difficile de prévoir sa réaction à la décision du gouvernement de la Coalition avenir Québec de se prévaloir des dispositions de dérogation avant même que son projet de loi sur la laïcité de l’État québécois soit adopté et que la nouvelle loi soit invalidée par la Cour suprême du Canada. Le premier ministre Trudeau, qui tente désespérément de changer de sujet depuis l’éclatement de l’affaire SNC-Lavalin, ne pouvait pas demander mieux. Le projet de loi 21 de la CAQ lui permet de se dresser contre cette tentative de priver des minorités religieuses du droit fondamental d’exercer leur foi.

« Pour moi, il est impensable qu’une société libre légitime la discrimination contre quiconque basée sur la religion », a déclaré le premier ministre canadien jeudi avant même que le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, Simon Jolin-Barrette, ait terminé d’expliquer les tenants et aboutissements de son projet de loi en conférence de presse.

M. Trudeau peut maintenant renouer avec un thème qui lui est favorable au Canada anglais, celui des droits de la personne et de la diversité, alors que son parti et lui essaient de sortir d’une crise secouant le gouvernement depuis plus d’un mois maintenant, celle de SNC-Lavalin. Alors que le Parti libéral de M. Trudeau traîne sérieusement dans les sondages derrière les conservateurs d’Andrew Scheer, le premier ministre a tout intérêt à rappeler aux électeurs issus des minorités culturelles des banlieues de Toronto et de Vancouver, si riches en votes, que c’est son père qui a donné aux Canadiens cette Charte des droits dont il se considère comme le gardien.

On comprend alors pourquoi M. Scheer s’est empressé de déclarer que, comme premier ministre, il ne déposerait jamais un projet de loi semblable à celui de M. Jolin-Barrette. Même s’il essaie de courtiser les Québécois avec sa promesse d’être respectueux de l’indépendance des provinces dans leurs sphères de compétences, le chef conservateur sait que son parti est vulnérable aux attaques des libéraux et des néodémocrates après la tentative désastreuse de l’ancien premier ministre Stephen Harper de bannir le niqab lors des cérémonies de citoyenneté.

La fuite dans les médias cette semaine voulant que M. Trudeau eût rejeté la recommandation de Mme Wilson-Raybould de nommer le juge manitobain Glenn Joyal comme juge en chef de la Cour suprême du pays en 2017 avait déjà pour but de montrer aux Canadiens la vision progressiste du premier ministre en matière de droits. Le juge Joyal avait une conception trop restreinte de l’étendue de la Charte, à son avis. Alors que certains juristes et intellectuels du pays critiquent la Cour suprême pour, au fil des ans, avoir « créé » de nouveaux droits qui n’existaient pas à l’époque où la Charte fut adoptée, M. Trudeau aurait plutôt tendance à la féliciter. Et grâce au gouvernement québécois de la CAQ, il peut maintenant encore prouver qu’il est bel et bien l’héritier de son père.



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